"Il y a de quoi
être troublé quand on s'aperçoit qu'on va passer sa vie à travailler avec, pour
seul salaire, la mort au bout." Belle citation circonstancielle de Bernard
Frank mise en exergue d' Une âme damnée, passionnant récit
d'Arnaud Le Guern, consacré à Paul Gégauff, ce talentueux scénariste/dialoguiste,
méconnu du public, voyou dandy du cinéma français, qui traversa la vie comme un
chien dans un jeu de quilles. Un faux dilettante à qui l'on attribue cette
géniale réplique dont la dangerosité nonchalante lui fut fatale : "Tue-moi
si tu veux, mais arrête de m'emmerder." Un soir de Noël 1983, dans un
chalet norvégien ( on se croirait dans
un mélo de Douglas Sirk), sa jeune
compagne de vingt-cinq ans prit l'amusante supplique au pied de la lettre, et
le tua de trois coups de couteau, mettant FIN à soixante et une années d'une
vie considérée avant tout comme une partie de plaisir. Rewind. Arnaud Le Guern
rembobine avec tendresse le film de cette existence tumultueuse et libre,
surimpressionnant sa vie à celle de Gégauff. Un exercice littéraire délicat
voire casse-gueule qui mêle autobiographie, investigation biographique, digressions
intimes, fiction et témoignages. Le lecteur se perd avec bonheur dans les
méandres de ces vies confondues. Quand Arnaud Le Guern évoque le coup de foudre
d' amitié entre Maurice Ronet et Paul Gégauff qu'il compare à Brett Sinclair et
Danny Wilde d'Amicalement vôtre, il
fait aussi allusion à un autre duo d'amis : "Avec Ronet, Gégauff aimait
boire, parler de Jacques Rigaut et Drieu la Rochelle." Quand on lit la vie de Gégauff, il est
difficile de ne pas penser à celle de Rigaut, quasiment deux frères
d'armes… Le Guern a retrouvé dans un
vieux Paris Match les mots de Roger
Vadim qui rend hommage à Gégauff, son ami disparu, des mots qui auraient pu
servir de notice nécrologique pour Rigaut : "C'est ainsi que je le vois,
mi-poète, mi-fou, égoïste et vulnérable à la façon des enfants, avide
d'aventures et de plaisirs, curieux, atteint de tous les dons mais, finalement,
d'une grande rigueur intellectuelle dans
les désordres de sa vie." Puis l'auteur nous entraîne dans une soirée
amoureuse avec la charmante Miss K. qui devient le fil d'Ariane du livre auquel
le lecteur se raccroche avec délice. Il y a aussi Louise, la petite fille de
l'auteur, grâce à laquelle on découvre les contes de Pierre Gripari qu'on
aimerait lire à son petit garçon. Et c'est reparti pour la tournée des
grands-ducs avec la bande de Gégauff dans une dérive situationniste rive
gauche, un name dropping de noctambules invétérés dont Christian
Marquand, Anita Pallenberg, Dani, Amanda Lear, Tina Aumont… L'hiver à Paris,
l'été à Saint-Tropez. Le Guern raconte
aussi le Gégauff écri-vain : quatre romans publiés dans les années 50 aux
éditions de Minuit et quelques nouvelles. Une œuvre mince mais remarquée par
Bataille : "Paul Gégauff a voulu décrire un univers plus vrai, où le
saugrenu et l'injustifiable caprice feraient la loi comme il n'arrive que dans
les rêves." Roger Nimier salue également les velléités littéraires de
Gégauff : " Les qualités de Paul Gégauff sont : le cynisme, le sens de la
drôlerie, un style vif où la pensée saute d'un mot à l'autre comme une
puce." La littérature ça
impressionne mais ça ne paie pas les virées nocturnes. Gégauff se tourne alors
vers le cinéma. Une première rencontre avec Rohmer qui le fait jouer dans son
premier court-métrage : Journal d'un
scélérat. Gégauff se moque de la passion de Rohmer pour les jeunes filles,
puis s'envole pour l'Espagne où il se lance dans quelques affaires interlopes
tout en multipliant les conquêtes féminines.
Une mésaventure le laisse sur la paille, presque clochard, puis un
heureux rebondissement et le voici de retour à Paris les poches déformées par
les billets. Cet épisode romanesque inspirera à Rohmer un de ses films : Le Signe du lion. Gégauff apportera
quelques corrections aux dialogues, mais refusera de tenir le rôle
principal. Comment décemment jouer son propre rôle ? Gégauff se moque encore, de la "Nouvelle
vague" du cinéma français, des Cahiers
du cinéma, de Truffaut qu'il trouve prétentieux et coincé, de Godard qu'il
surnomme "le Dostoïevski de Lausanne". Lors d'un débat dans un ciné-club, il provoque
un jeune réalisateur débutant, Claude
Chabrol qui vient de finir une longue tirade sur Hitchcock : " Monsieur,
vous n'y connaissez rien. Vous êtes un inculte, cinématographiquement
parlant." La joute verbale se
poursuit alors au bistrot d'où les deux protagonistes sortiront les meilleurs
amis du monde. Gégauff s'installe chez Chabrol qui lui confie les dialogues de
son prochain film : Les Cousins. Ours
d'or au festival de Berlin en 1959. Dans le film, Chabrol fait porter à
Jean-Claude Brialy un casque à pointe allemand. On impute cette provocation à
Gégauff qui ne dément pas. En 1950, il s'était présenté à un bal costumé attifé
d'un uniforme de la Wehrmacht tout en faisant le salut nazi. La farce à tonalité dadaïste avait jeté un
froid sur la soirée. Gégauff prend un malin plaisir à provoquer les
bien-pensants, les donneurs de leçons et autres terroristes intellectuels de
l'époque. Une attitude politiquement incorrecte qui lui assure une mauvaise
réputation immédiate et durable. Gégauff enfonce le clou en ajoutant : "C'est
la coquetterie qui m'incite à cultiver cette image de fasciste. Les
humanitaristes sont tellement nombreux, tellement ennuyeux, tellement collants,
que ça m'amuse de trancher là-dessus." Arnaud Le Guern a raison de citer
Antoine Blondin pour illustrer ce grand malentendu (plus que jamais
d'actualité) : "Ils disent que nous sommes des écrivains de droite, parce
qu'ils n'arrivent pas à nous classer à gauche." Gégauff se fout de la
politique comme de la morale, c'est un cocktail dandyesque avec beaucoup de
Fitzgerald et un zeste d'Oscar Wilde, un poète tendre et amer qui écrit en
catimini de sublimes haïkus : " C'est beau les nuages / Pourtant, on me
reproche / D'être toujours dedans " Gégauff devient le scénariste attitré
(15 films!) de Claude Chabrol qui se retrouve dans ce dandy désabusé à l'humour
corrosif. Dans ses mémoires, Chabrol évoque son ami scénariste : "Anar de
droite ou de gauche, aujourd'hui encore je ne sais pas vraiment où Paul se
situait. Il avait un point de vue radicalement différent de monsieur
Tout-le-monde. Il était terriblement doué, mais socialement peu compatible,
dirait-on aujourd'hui. Il incarnait la liberté que je ne savais pas conquérir
seul." Lors de la sortie du film Les
Bonnes Femmes, les deux compères sont
attaqués pour misogynie, Françoise Sagan sera une des rares à prendre la défense de cette fable flaubertienne qui décrit sans indulgence l'aliénation féminine.
Chabrol doit beaucoup à Gégauff qui lui a permis de réaliser ses meilleurs
films. Au début des années 60, lassé par les querelles germanopratines, Gégauff
prend le large pour Tahiti où il souhaite adapter pour le cinéma un roman de
Stevenson, Le Reflux. Il réussit à
convaincre un producteur de lui confier quelques millions de francs, alors
qu'il ne possède même pas les droits d'adaptation. Sous les cocotiers
polynésiens, dans l'ancienne maison de Stevenson, il écrit le scénario de son
unique film en buvant du Moët & Chandon 1957. Il réalise quelques prises de
vues, puis délègue la réalisation à son assistant. Pour Gégauff, tout est sur
le papier, le reste n'est qu'une banale et ennuyeuse question de technique.
Pour des raisons juridiques et probablement commerciales, le film ne sera
jamais projeté en salle. On peut voir quelques images de ce film fantôme dans L'intrus (2004) de Claire Denis, une
mise en abyme cinématographique dans laquelle la réalisatrice fait tourner
l'acteur Michel Subor qui tenait un rôle dans le film de Gégauff. En 1968,
Gégauff s'amuse des gesticulations estudiantines, et préfère écluser de nombreuses
bouteilles à Saint-Tropez en compagnie de Maurice Ronet, Vadim, Sagan, Bernard
Franck et Johnny Hallyday… "C'est l'homme qui m'a fait le plus rire et le
plus pleurer de ma vie", avouera le rocker français. De retour à Paris,
Gégauff descend les Champs-Elysées avec les gaullistes en scandant des slogans
surréalistes : "La cuisine avec nous!, la cuisine est française!"
L'agitation retombée, Gégauff renvoie tout le monde dans les cordes en écrivant
le scénario de Que la bête meure, le
plus noir des films de Chabrol, avec l'admirable Jean Yanne (imposé par
Gégauff) dans le rôle du salaud intégral. Lors d'un dialogue, à propos de la
littérature, entre les protagonistes du
film, le scénariste Gégauff se permet une note d'humour à son égard : " - Que
pensez vous de Gégauff ?? Bien sûr
personne n'en parle mais si on suit ce qu'il a écrit on peut se dire que son
œuvre est très profonde , elle va loin ! -Ah oui , oui ça va très loin
Gégauff." Il existe une (petite) famille gégauffienne dans le cinéma français,
dont fait partie Jean Eustache, autre électron libre et iconoclaste. Un jour,
Gégauff donnera sa définition du cinéma au réalisateur de La maman et la putain : " Le cinéma doit être le glacial
reflet de la vie. Il faut montrer les choses dans tout leur ennui, dans toute
leur froideur. Ou alors, on fait autre chose." En 1969, Barbet Schroeder,
producteur des films de Rohmer, passe à la réalisation avec un premier film
dont il confie le scénario à Gégauff. More,
film mortifère sans concessions sur le caractère illusoire des idéaux
libertaires et le repli dans la drogue (héroïne) sous le soleil aveuglant
d'Ibiza, avec pour bande son la musique puissante et hypnotique du groupe Pink
Floyd. Gégauff participera également à La
vallée, autre film de Schroeder qui évoque les limites et les paradoxes de
l'utopie rousseauiste prônée par la génération hippie, en opposition à la médiocrité
et au conformisme de la vie bourgeoise de leurs parents. Gégauff n'aime pas
qu'on galvaude le mot liberté : " Ceux qui parlent de liberté sont presque
toujours des pauvres mecs terrorisés par leur belle-mère, ficelés comme des
saucissons. Très peu de gens souhaitent réellement être libres." Une
liberté d'esprit qui s'accorde peu aux contraintes d'une vie conjugale qui part
à vau-l'eau. C'est Chabrol qui filme le naufrage dans Une
partie de plaisir où Gégauff joue enfin son propre rôle avec sa femme
Danielle, amour défunt, qu'il piétine à mort dans un cimetière. Gégauff le
colosse vacille. Les dernières années passent mal, Chabrol ronronne au cinéma,
il n'a plus besoin de Gégauff qui fait de sa vie un film inachevé : quelques
gribouillages scénaristiques, une jeune et séduisante compagne, des
engueulades, des retrouvailles, un enfant, des ébauches de romans ou de films,
et de nombreux verres de whisky avec les amis fidèles, Ronet et Marquand. L'amertume semble inévitable. "J'ai
visité une jolie ruine. C'était moi.", écrit Gégauff. Un très bel
aphorisme qui aurait pu lui servir d'épitaphe. Le 14 mars 1983, dans une
chambre de l'hôpital Laennec, s'éteint un autre feu follet du cinéma français,
son ami Maurice Ronet. Et le lendemain, ce titre qui fait grimacer à la Une du
quotidien Libération : "Maurice
Ronet : la mort d'un looser des sixties " Quelques mois plus tard, Gégauff se laissera
tuer, une mort cinématographique, dans un ultime scénario qu'il avait lui-même
écrit. Le dernier souffle d'un homme libre, jusqu'à la fin.
Une âme damnée - Paul Gégauff, d'Arnaud Le Guern (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Une âme damnée - Paul Gégauff, d'Arnaud Le Guern (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)