Le saut dans le vide by Yves Klein, 1960.
Il jubile. Une brune aux lèvres, une blonde à la main, Yukio Shige se pose quelques instants. Assis face à un minuscule téléviseur, il boit les paroles d’un député qui interpelle le Premier ministre japonais, Taro Aso. «Avez-vous l’intention d’écouter les bénévoles qui travaillent à Tojimbo ?» harponne le parlementaire. Tojimbo ? Un site superbe de majestueuses falaises qui s’abîment dans une mer du Japon écumante, à 400 km au nord-ouest de Tokyo. Tous les ans, 900 000 touristes se pressent sur ces hauteurs glissantes fouettées par les embruns, avant de regagner leur bus.
Pour d’autres, Tojimbo est un terminus. Ils attendent le crépuscule, puis se jettent dans le précipice quand le soleil sombre dans les flots noirs. En dix ans, 257 personnes ont fait le saut fatal. Le «bénévole» Yukio Shige n’a pas pu les rattraper. Et la colère qui anime depuis cet ancien policier reconverti en vigie tenace alimente un activisme communicatif. «C’est un homme précieux dans la prévention du suicide, qui a su se bouger tout seul dans son coin. Un type que les collectivités locales devraient soutenir», salue Yasuyuki Shimizu, le directeur de l’ONG Life Link qui fait autorité au Japon.
Trop longtemps, autorités locales et gouvernement japonais ont refusé de voir que Tojimbo, petit port de pêche paisible, était devenu une destination morbide dans ce pays qui bat de funestes records : 33 000 suicides en 2007 (trois fois plus qu’en France), 90 par jour en moyenne ! Alors aujourd’hui, Yukio Shige n’est pas mécontent d’entendre le nom de Tojimbo résonner dans les travées de la Diète, le Parlement nippon. Le mérite lui en revient.
Il s’amuse devant les volontaires de son ONG réunis en communion silencieuse devant le petit écran : «Vous croyez que je dois maintenant me rendre à Tokyo pour aller convaincre les élus ?» Raillerie et défiance. Shige tient presque une revanche. Lui qui a déboursé de sa poche 3,3 millions de yens (27 000 euros) - «sans un yen d’aide publique» - pour créer son ONG dans un modeste deux pièces. Lui qui parcourt avec ses jumelles le kilomètre et demi de crêtes pour dissuader les candidats au suicide. Lui qui s’enorgueillit d’avoir sauvé du gouffre «175 personnes depuis quatre ans et neuf mois». Le dernier en date, il l’a récupéré au bord de la falaise le 26 janvier. «Il neigeait, il faisait froid, la mer était démontée, la nuit tombait.» Cet homme de 38 ans venait d’être remercié de son emploi d’intérimaire. Shige a appelé ses parents et l’a remis dans le train avec quelques yens en poche et une bonne dose de réconfort. Trois jours plus tôt, «Monsieur Attends-Une-Minute» - le surnom de Shige, qui use de cette expression pour empêcher les suicides - avait ferré un autre déboussolé, de 23 ans. Seul et pareillement viré à la fin de son contrat. Il est aujourd’hui dans les murs de l’association, en quête d’un toit et d’un job. Shige le couve du regard sans condescendance, ni misérabilisme. Pour lui, Shige est d’abord l’un des 77 volontaires de son association.
A 65 ans, l’ex-policier à l’allure altière n’est pas du genre à se morfondre. «Il n’est jamais dans la complainte ou l’attente, juge Yasuyuki Shimizu. Par ses actions, il a encouragé beaucoup de gens à s’engager.» Cet amateur de saké, père de quatre enfants, est un jouisseur revendiqué de plaisirs simples : randonnée, escalade en altitude, repas en famille ou entre amis. Capable de s’octroyer chaque mercredi un jour de «respiration» pour enchaîner longueurs de piscine, parties de jeu de go ou marches sur son saxophone ténor. C’est peut-être l’une des forces de ce sage respecté par un bon nombre de Japonais.
On s’étonne de voir un policier métamorphosé en travailleur social. Inclination philosophique ? Démarche spirituelle ? Shige balaye tout d’un revers de main, comme il nie tout passif familial douloureux. Une lettre d’un couple âgé reçue en 2003 l’a bouleversé. Il s’agissait d’un mot d’adieu adressé à celui qui les avait sauvés à Tojimbo cinq jours plus tôt en les remettant aux autorités. Puis le couple avait rebondi de bureaux en guichets, de villes en villages, avant de s’entendre dire : «Si vous voulez mourir, allez-y, mourrez.» Ils s’étaient pendus. Shige n’a «jamais pardonné».
Retraité, il fonde son association en mai 2004. L’ange gardien aux larges épaules ramassées dans une chemise de bûcheron n’a pas troqué ses quarante-deux années de service contre un repos bien mérité, synonyme de mort lente. «Je m’active un peu pour éviter de devenir sénile», rit-il. Le portable pendu autour du cou sonne sans arrêt. Il reçoit déchaussé sur un tatami qui fait office de bureau, impressionnant de calme et d’écoute. Sans donner l’impression qu’il charrie à longueur de journée de la souffrance. Le gâteau de riz, traditionnellement servi chaud avec du radis blanc, attend dans l’arrière-cuisine. C’est le plat qu’il offre à ceux qu’il ramène du gouffre, après les avoir approchés doucement. «Tous sont dans l’attente d’une aide, d’un mot. Souvent, quand je leur dis bonjour, ils éclatent en sanglots.»
Yukio Shige tient un agenda précis de ses activités tous azimuts, sans jamais jouer au comptable fataliste de l’hécatombe nationale. Il enrage surtout contre «les administrations qui portent une responsabilité criminelle». Comprenez les autorités municipales qui ont «refusé l’installation de signaux et l’organisation de tours de garde pour ne pas nuire à l’image de Tojimbo. Les électeurs ont eu le dernier mot», note perfidement Shige, qui ne boude pas pour autant le chemin des urnes. Il est aussi véhément avec les agences touristiques qui exploitent sans vergogne le filon malsain du «circuit mystérieux». Lisez : sur la piste des suicidés. Et combat «les pousse-au-suicide : les usuriers, les managers, les enseignants, les patrons qui abusent de leur pouvoir».
Ce discours porte à peine dans un pays qui, vaille que vaille, persiste à ériger la valeur travail en indépassable raison d’être. Depuis dix ans, le Japon ne trouve pas la parade aux suicides massifs dont les causes ont moins à voir avec la tradition du seppuku - le rituel suicidaire des samouraïs - qu’avec les effets délétères d’une crise économique qui s’aggrave et mine une société par ailleurs en désarroi existentiel. La crise fournit déjà de nouveaux bataillons de suicidés que Shige voit débarquer.
Resté dans l’âme un fonctionnaire méticuleux, cet homme issu d’une famille ouvrière de Fukui (ouest) défend l’idée d’un service public à la personne. On dira que c’est son côté boy-scout. «La vie des Japonais est un atout précieux, c’est le trésor de ce pays, dit Yukio Shige. On ne peut pas tolérer ce qui se passe. Une partie du travail de la police consiste à protéger les gens.» Inutile de préciser que l’ex-responsable du poste de police n’entretient «pas vraiment de bonnes relations» avec ses anciens collèges. Ils n’ont pas été mécontents de voir partir l’empêcheur de tourner en rond qui les avait plongés dans l’embarras en rendant public les statistiques policières des suicidés à Tojimbo. Mais ils ne se doutaient pas que Shige les enquiquinerait encore plus une fois retraité.
Arnaud Vaulerin / Libération 03/03/2009