"Une prise et la terre tourne." (Jacques Rigaut)
Les Cahiers de Libération sont à vendre. Plus exactement, quelques rares exemplaires de cette revue parue lors de la dernière guerre seront proposés demain à Paris chez Sotheby’s, lors la dispersion aux enchères de la bibliothèque de Christophe d’Astier (libraire, éditeur, bibliophile).
Cet ensemble inclut - pour un petit tiers - la bibliothèque du père de Christophe, Emmanuel d’Astier de la Vigerie (1900-1969), le fondateur du mouvement de résistance «Libération Sud». Il édita le quotidien Libération première manière (le titre sera cédé en 1973 à Jean-Paul Sartre et Serge July), ainsi qu’une petite revue, les Cahiers de Libération, qui connut quatre numéros tirés à très peu d’exemplaires entre septembre 1943 et mars 1944. Y ont écrit, sous pseudonyme, Aragon, Bernanos, Camus, Eluard, Paulhan et Seghers, entre autres. Le numéro 1 contient la première publication du Chant des partisans, ainsi qu’un édito qui s’achève par ces mots : «Il faut que dans l’ombre, sous la menace, la pensée française cherche ses thèmes pour demain […]. Voilà pourquoi nous offrons à l’élite intellectuelle, contrainte à se taire, une tribune».
Le reste de la vente est composé principalement d’éditions originales des bons auteurs du XXe siècle, avec en particulier de nombreux ouvrages de Georges Bataille. Soit au total environ 400 lots évalués à plus de 500 000 euros.
Addiction. Il flotte sur cette bibliothèque un parfum d’érotisme et de drogues. Côté psychotropes, Opium de Jean Cocteau, Connaissance par les gouffres d’Henri Michaux, Toxique de Françoise Sagan (illustrations de Bernard Buffet), l’Opium d’Albert de Pourville, De la recherche toxicologique de la cocaïne du Dr Sonnié-Moret, etc. Emmanuel d’Astier fut lui-même fumeur d’opium, jusqu’à l’invasion allemande qui le fit partir dans le sud où il soigna son addiction à coups de bains chauds. Dans un registre connexe, quelques rares manuscrits de Jacques Rigaut, dont la toxicomanie puis le suicide ont inspiré à Pierre Drieu La Rochelle le Feu follet, la Valise vide et l’Adieu à Gonzague.
Au registre photos, car il y en a aussi, un peu de tout : des portraits par Lee Miller (dont celui d’Astier), par Man Ray (dont Drieu et d’Astier, qui furent amis avant de devenir ennemis politiques), un cliché fait par Lewis Carroll évalué entre 12 000 et 14 000 euros, et, plus récent, un recueil de Larry Clark sur les junkies à Tulsa dans les années 60.
Sacrifice. Le clou de la vente est le seul exemplaire connu de la plaquette A partir de maintenant…, réalisée par Georges Bataille pour les membres de la société secrète Acéphale. Il s’agissait, entre autres, d’aller faire un sacrifice humain dans la forêt. La plaquette comprend un plan des lieux. Faute de victime consentante, Bataille se proposa, mais les autres refusèrent. Estimation: entre 14 000 et 18 000 euros.
Edouard Launet / Libération du 7/04/09