8.3.10
Mark Linkous (1962-2010)
From the Linkous Family: "It is with great sadness that we share the news that our dear friend and family member, Mark Linkous, took his own life today. We are thankful for his time with us and will hold him forever in our hearts. May his journey be peaceful, happy and free. There’s a heaven and there’s a star for you." - March 6, 2010
"Cheveux fous, lunettes épaisses et démarche claudicante. Mark Linkous n'a pas vraiment changé depuis sa dernière venue à Paris, il y a trois ans. A peine remarque-t-on le sillon de ses rides un peu creusé. D'allure voûtée, l'homme qui se cache derrière Sparklehorse rassemble en lui seul deux styles antinomiques. Le bûcheron au volant de son pick-up croise l'intello hypersensible amateur de poésie et de musique abstraite.
Cloîtré. En quatre disques et près de dix années de rock taciturne, Mark Linkous est devenu une référence discrète et crédible, que l'on débusque au gré d'albums importants. Il a travaillé avec Christian Fennesz, producteur d'une electronica cérébrale. Il a finalisé le dernier disque de Daniel Johnston, l'homme aux huit cents chansons et autant de séjours en hôpital psychiatrique qui chante depuis vingt ans l'amour perdu de Laurie, cette adolescente partie avec un employé des pompes funèbres. Mark Linkous a tourné avec The Flaming Lips. Il est aussi (et surtout) resté cloîtré chez lui, en Virginie, dans cette ferme qu'il occupe avec sa femme Teresa, où deux chevaux côtoient des chats, des lapins et le chien Barko. Enfermé dans sa chambre, au fond de son lit, sans rien faire durant trois ans.
Dreamt for Light in the Belly of Mountain, le quatrième album, clôt une demi-décennie durant laquelle Mark Linkous n'a pas touché terre. Ou très peu, lors de ces rares collaborations en marge de Sparklehorse. Voilà pourquoi le disque flotte et délaisse les balises folk et country qui jalonnaient Good Morning Spider en 1999, ou It's a Wonderful Life, en 2001.
«Submergé». Plus aérien, sans être aéré, d'une mélancolie dénuée d'afféterie, Dreamt for Light... révèle une pop ouvragée aux voix serties d'effets. Précipité sensible d'une rémission : «Il m'a fallu du temps pour reprendre pied. Durant cette dépression, j'étais incapable de composer, d'écouter de la musique, ou même de lire un bouquin. J'ai passé des mois au fond du trou. Le 11 septembre m'a beaucoup affecté : voir mon pays s'enfoncer dans la bêtise avec l'administration Bush aux commandes m'a donné l'impression d'être perdu.C'est arrivé à un moment où j'étais déjà très affaibli : beaucoup de personnes autour de moi sont mortes, des amis très proches ou des membres de ma famille. Je me suis senti submergé, j'avais l'impression que tout le monde devenait fou. Faire de la musique n'avait plus aucun sens.»
Mark Linkous est un habitué des accidents de parcours. Il y a dix ans, une chute dans un escalier, un soir de bringue, l'a collé dans un fauteuil roulant pendant des mois. Il a fallu réapprendre à marcher, s'appuyer sur une canne et accepter de porter à vie une attelle à la jambe. Cette fois, la sortie de crise s'est imposée d'elle-même : «N'ayant plus d'argent, je ne pouvais même pas payer mon loyer. Mon manager m'a envoyé des disques pour que je me remue. Dans la pile, il y avait The Grey Album, de Danger Mouse. J'ai adoré et l'ai appelé. Il m'a alors avoué être fan de Sparklehorse.» La rencontre avec l'un des producteurs hip-hop les plus en vue du moment (Gnarls Barkley, c'est en partie lui) l'oblige à quitter le lit : «Il s'est pointé chez moi et je ne savais pas quoi lui dire. Il a pris possession de mon studio, on a ressorti des vieilles chansons et on s'est mis au boulot. J'ai alors commencé à me dire que j'étais peut-être capable de refaire de la musique.»
Au total, Danger Mouse a produit quatre titres de Dreamt for Light... Il y a Getting It Wrong, comptine minimaliste où Linkous, comme à son habitude, chante à travers un microphone d'enfant. Il y a aussi Don't Take my Sunshine Away, qui ouvre l'album sur des grésillements amnésiques, ou Return to Me, «très difficile à chanter en public, parce qu'elle exprime tant de peine qu'elle en paraît impudique».
Ravalement. Pour les autres titres, Linkous a souvent travaillé seul, notamment sur Some Sweet Day («écrite pour ma première petite amie, morte il y a deux ans»), avant de s'entourer de Dave Fridmann, producteur de Mercury Rev et de Low, et, pour une chanson, de Tom Waits au piano : «C'est la première fois qu'on jouait ensemble. J'avais l'impression de faire un voyage dans le temps.» Précisément à la fin des années 80 quand ce fils et petit fils de mineurs monte à 20 ans un premier groupe, The Dancing Hoods, avec pour modèle Swordfishtrombone, de Tom Waits. Linkous tente sa chance du côté de Los Angeles, puis rentre à la maison et se convertit au ravalement de façades dans une entreprise du bâtiment.
Elevé au bluegrass et à la country, fan de Johnny Cash puis des Sex Pistols, fondateur de Sparklehorse en 1995 au côté du discret Scott Minor, Mark Linkous garde cet attachement à la terre que l'on retrouve dans les romans de Chris Offutt ou Larry Brown. Une manière de s'ancrer les pieds au sol, quand la tête, entre désillusion et peur panique, aurait tendance à dériver : «Je ne peux pas me dire à jamais guéri. Je sais qu'au fond de moi, l'équilibre demeure fragile. Mais je sais aussi qu'en ce moment les choses vont de mieux en mieux. Et je me mets des coups de pied au cul pour que cela continue.»
MASI Bruno / Libération / 2006