En lisant le dernier roman de Franck Maubert, inspiré par la vie du peintre Robert Malaval, on se dit que la figure flamboyante de cet artiste maudit, suicidé à 43 ans par balle en aout 1980, est l'antithèse de Jeff Koons l'artiste glorifié et surestimé par le marché de l'art et ses acteurs. Peu de temps avant sa mort, Malaval le visionnaire faisait cette confidence à son ami : "Depuis, une vingtaine d'années, il y a eu une spéculation sur l'art, une telle aberration dans la manière dont il est perçu que tout le monde s'en perverti, moi compris. Je ressens maintenant un véritable dégoût de cela." Notre époque donne malheureusement raison à ce dégoût. On peut se consoler en pensant que la bulle spéculative gonflée artificiellement du marché de l'art finira par imploser, comme fondent les muscles hypertrophiés d'un bodybuilder qui cesse de s'injecter des stéroïdes. Le choix d'une mort volontaire aura permis à Malaval de ne pas voir cette pieuvre internationale que sont devenus l'art et son marché. Des centaines de toiles de Damien Hirst et d'autres artistes dorment dans les ports francs de Genève et du Luxembourg, une surproduction d'œuvres en attente d'opportunités spéculatives. Un marché de l'art très hypocrite qui brasse des sommes colossales sans se soucier de la provenance de l'argent. Une omerta, dont l'anonymat est la règle, respectée par tous les acteurs de ce marché gangréné aujourd'hui par les mafieux de tout bord. Franck Maubert rencontre le peintre en 1976, l'année de la sécheresse. Une amitié naît dans un Paris caniculaire, entre l'insouciance de la fin des années 70 et les paillettes des années 80 dont le peintre fera sa signature. Maubert raconte le grand œuvre du peintre : ses "Aliments blancs" qui le font connaître, mais qui ne se vendent pas. Robert Malaval passe alors ses journées dans son atelier-bunker, fenêtres fermées, devant ses toiles blanches sur lesquelles ils jettent des poignées de paillettes, à s'abrutir de joints et de bières (Paulaner) coupées à l'alcool à 90, en écoutant sur son Revox 24 pistes, des sons de nature et les guitares saturées des Stooges. Pour Malaval, la peinture doit être un geste. Dans sa chronique de Libération, Pacadis évoque les vernissages mouvementés des expositions du peintre, mais qui restent des fiascos commerciaux. Galeristes et marchands se détournent définitivement de l'artiste. La banlieue bétonnée de "Créteil-Soleil" sera le champ du cygne du peintre. Au début de l'été 80, il peint une quarantaine de tableaux, dans une fosse du centre culturel de Créteil, sous les yeux des spectateurs et des passants, des grands formats réalisés dans la fureur. Les badauds l'insultent, il les bombarde de peinture, leur jette au visage ses pinceaux. Le combat désespéré du taureau dans les arènes face aux picadors qui l'encerclent, avant l'estocade finale. Un de ses derniers tableaux s'intitule Massacre à Créteil. Epuisé par cette performance inhumaine, le peintre s'enferme dans son bunker parisien. La première semaine du mois d'aout, il se tire une balle de 22 long rifle dans la bouche. La police trouve le mot "MAINTENANT" scotché sur la porte, hommage au poète-boxeur Arthur Cravan. Un disque tourne en boucle sur la platine, Blank Generation de Richard Hell and the Voidoids. Un dernier message écrit à la hâte laissé en évidence : " "Je leur souhaite de continuer dans la merde qui est notre monde. A part ça je me considère comme assassiné par "eux" et qu'ils continuent leur cirque stupide et qu'ils vivent leur minable réalité. (…) Pardon à mes rares amis et j'espère ne pas me rater car les suicides au secours me dégoûtent. J'ai pas envie de mettre le moindre ordre dans mes affaires. J'en ai rien à foutre et je vous emmerde tous." La dépouille du peintre sera convoyée dans une DS 21 jusqu'à Nice par son fils qui pour ce dernier voyage a préparé une cassette avec des morceaux des Stones, de Dylan et de Ry Cooder. Puis, l'inhumation en catimini au cimetière de Caucade face à la mer, à l'ombre des palmiers et des eucalyptus. Le cercueil s'enfonce dans la terre, recouvert de paillettes multicolores.
EXTRAIT :
"Arrivé à mi-pont, Aragon se retourna sur nous. A sa hauteur, une voix, sa voix fragile, presque un murmure : "Bonsoir, les garçons." Un silence. Il donnait l'air de nous examiner, l'œil clair aux aguets. Son écharpe et son feutre aux larges bords me firent penser à l'image de Bruant par Toulouse-Lautrec. Robert et moi restâmes un moment interloqués. Et Robert, comme un gamin, je ne l'avais jamais vu ainsi : -Bonsoir, monsieur. Il nous observait encore. Sa voix douce, étouffée : - Vous ne viendriez pas chez moi, ce n'est pas très loin? Il attendait une réponse qui ne venait pas. (…) Il poursuivit : -J'habite rue de Varenne… Ce n'est pas très loin… Je restai interdit. Et d'une voix aigrelette, presque d'outre-tombe : -Vous aurez tout ce que vous voulez. Vous voulez quoi? De l'argent? J'ai de l'argent!, en portant sa main droite à la hauteur de son cœur. Un fort coup de vent faillit emporter son chapeau. Je le rattrapai. -Hein, alors, vous venez…, la voix traînante. Et là, moi qui n'avais encore rien dit, sortit de ma bouche : -Non, merci monsieur Aragon. (…) Le vieil homme tourna brutalement les talons et d'une tessiture qui tremblait : - Ils m'ont reconnu, ils m'ont reconnu…"
Visible la nuit, Franck Maubert, Fayard, 2014.