L’édito
Par Pierre Assouline
N° 563/Janvier 2016 • Le Magazine littéraire - 3
"Y a-t-il plus beau titre pour un roman que Mes amis ? N’essayez pas, c’est déjà pris, et bien pris. Il orne la couverture d’un livre inoubliable d’Emmanuel Bove, que le dernier carré de ses fidèles lecteurs s’échangent comme un mot de passe, longtemps après sa parution en 1924, encouragés par la récente et soignée réédition à l’initiative de L’Arbre vengeur, maison sise à Talence en Gironde.
C’est un livre doux et mélancolique, pathétique sans misérabilisme, écrit dans une langue oubliée. Bove avait le génie de parler de soi sans parler de lui. On ne fait pas plus discret. Pas la moindre tentation de draper ses réflexions sur les choses de la vie pour en faire des vérités universelles. Un chapitre par ami. On dirait des nouvelles. Ils s’appellent Lucie Dunois, Henri Billard, Neveu le marinier, Monsieur Lacaze, Blanche. Des héros typiques d’une littérature arrondissementière qui promènent leur mélancolie d’une terrasse de café l’autre, leurs châteaux à eux. Vus par le narrateur, un certain Victor Bâton qui est le double de l’auteur, ils sont souvent réduits ą une émeute de détails, mais si aigus et précis, et même « touchants » selon Beckett qui l’admirait, quand c’est Bove qui tient la plume. Son don d’observation est à son meilleur dans leur évocation : un épicier si gras que son tablier est plus court devant que derrière ; un Bottin dont quelques pages dépassent la tranche imprimée ; un manteau sur lequel on souffle pour savoir si c’est de la loutre ; des lèvres qui, à force d’être séparées, n’ont plus l’air d’appartenir à la même bouche ; une femme pour la première fois dénudée dont son amant d’un soir remarque le vaccin sur le bras ; un inconnu qui marche en posant le talon avant la semelle. Et lui, le narrateur, qui sillonne la ville dans l’espoir qu’un événement bouleverse enfin sa vie, emprunte toujours les escaliers de service pour mieux respirer, pauvre et ne connaissant personne, sans savoir laquelle de ces deux misères lui pèse le plus.
Sa langue est sobre ; dépouillée mais sans sécheresse, elle ne recherche pas l’effet ; c’est l’art de dire presque tout avec presque rien ; on dirait du français du monde d’avant et pas seulement en raison d’un emploi naturel et abondant de cet imparfait du subjonctif que nous ne lisons plus sans nostalgie. Humilité, insécurité, précarité, intranquillité : voilà dans quoi baigne l’atmosphère de cette galerie de portraits qui ne sont pas d’ancêtres. Avec la solitude pour leur faire cortège. La cruelle solitude, celle qu’on subit, et non la clémente, celle qu’on choisit. Dans une préface pleine d’empathie, Jean-Luc Bitton rappelle à quel point les maux de ses héros de la vie quotidienne, des personnages qu’il ne méprisait jamais, reflétaient les tourments d’Emmanuel Bove. Un absent, un inadapté, un à part. « Triste, mais jamais désespéré. » On le disait taciturne alors qu’il pensait juste à autre chose. C’est rare, un écrivain qui a du coeur. Mes amis est l’histoire de leur quête éperdue à travers la ville par un homme qui crève de ne pas en avoir. Juste pour leur confier ses peines. à défaut, nous en sommes les heureux destinataires.
Parfois, on se croirait dans un album de Sempé. N’importe lequel et plus encore le nouveau, Sincères amitiés (lire aussi page 8). L’ambiance est plus gaie que chez Bove. Franchement souriante, mais tout aussi aiguë. C’est ce petit bonhomme, sa veste dans une main, une branche dans l’autre, qui toise le ciel du haut du talus sur lequel il est juché : « J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé. Mais j’ai la liste. » La chose (l’amitié) est évoquée comme un pacte qui ne serait jamais énoncé, ce qui prête naturellement aux pires malentendus. Interrogé, le dessinateur peine à la définir autrement qu’en la dessinant. Ce serait deux petits garçons qui ne cesseraient de se raccompagner ą leur domicile sans se résigner à se quitter. Seulement voilą : ce dessin, il l’a juste rêvé. Impossible d’aller au-delà : « Je ne sais pas comment terminer. » Tant mieux, parce que, s’il savait, ce ne serait pas de l’amitié. Avec Sempé, elle est toujours délicate, subtile, pudique, et se nourrit non de silences mais de peu de mots, juste de ce qu’il faut. Jusqu’à l’aveu : « L’énorme et insoluble problème, c’est la solitude. »
J’ignore si Dieu est amour, mais ce serait déjà bien qu’il soit amitié. "
N° 563/Janvier 2016 • Le Magazine littéraire - 3
"Y a-t-il plus beau titre pour un roman que Mes amis ? N’essayez pas, c’est déjà pris, et bien pris. Il orne la couverture d’un livre inoubliable d’Emmanuel Bove, que le dernier carré de ses fidèles lecteurs s’échangent comme un mot de passe, longtemps après sa parution en 1924, encouragés par la récente et soignée réédition à l’initiative de L’Arbre vengeur, maison sise à Talence en Gironde.
C’est un livre doux et mélancolique, pathétique sans misérabilisme, écrit dans une langue oubliée. Bove avait le génie de parler de soi sans parler de lui. On ne fait pas plus discret. Pas la moindre tentation de draper ses réflexions sur les choses de la vie pour en faire des vérités universelles. Un chapitre par ami. On dirait des nouvelles. Ils s’appellent Lucie Dunois, Henri Billard, Neveu le marinier, Monsieur Lacaze, Blanche. Des héros typiques d’une littérature arrondissementière qui promènent leur mélancolie d’une terrasse de café l’autre, leurs châteaux à eux. Vus par le narrateur, un certain Victor Bâton qui est le double de l’auteur, ils sont souvent réduits ą une émeute de détails, mais si aigus et précis, et même « touchants » selon Beckett qui l’admirait, quand c’est Bove qui tient la plume. Son don d’observation est à son meilleur dans leur évocation : un épicier si gras que son tablier est plus court devant que derrière ; un Bottin dont quelques pages dépassent la tranche imprimée ; un manteau sur lequel on souffle pour savoir si c’est de la loutre ; des lèvres qui, à force d’être séparées, n’ont plus l’air d’appartenir à la même bouche ; une femme pour la première fois dénudée dont son amant d’un soir remarque le vaccin sur le bras ; un inconnu qui marche en posant le talon avant la semelle. Et lui, le narrateur, qui sillonne la ville dans l’espoir qu’un événement bouleverse enfin sa vie, emprunte toujours les escaliers de service pour mieux respirer, pauvre et ne connaissant personne, sans savoir laquelle de ces deux misères lui pèse le plus.
Sa langue est sobre ; dépouillée mais sans sécheresse, elle ne recherche pas l’effet ; c’est l’art de dire presque tout avec presque rien ; on dirait du français du monde d’avant et pas seulement en raison d’un emploi naturel et abondant de cet imparfait du subjonctif que nous ne lisons plus sans nostalgie. Humilité, insécurité, précarité, intranquillité : voilà dans quoi baigne l’atmosphère de cette galerie de portraits qui ne sont pas d’ancêtres. Avec la solitude pour leur faire cortège. La cruelle solitude, celle qu’on subit, et non la clémente, celle qu’on choisit. Dans une préface pleine d’empathie, Jean-Luc Bitton rappelle à quel point les maux de ses héros de la vie quotidienne, des personnages qu’il ne méprisait jamais, reflétaient les tourments d’Emmanuel Bove. Un absent, un inadapté, un à part. « Triste, mais jamais désespéré. » On le disait taciturne alors qu’il pensait juste à autre chose. C’est rare, un écrivain qui a du coeur. Mes amis est l’histoire de leur quête éperdue à travers la ville par un homme qui crève de ne pas en avoir. Juste pour leur confier ses peines. à défaut, nous en sommes les heureux destinataires.
Parfois, on se croirait dans un album de Sempé. N’importe lequel et plus encore le nouveau, Sincères amitiés (lire aussi page 8). L’ambiance est plus gaie que chez Bove. Franchement souriante, mais tout aussi aiguë. C’est ce petit bonhomme, sa veste dans une main, une branche dans l’autre, qui toise le ciel du haut du talus sur lequel il est juché : « J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé. Mais j’ai la liste. » La chose (l’amitié) est évoquée comme un pacte qui ne serait jamais énoncé, ce qui prête naturellement aux pires malentendus. Interrogé, le dessinateur peine à la définir autrement qu’en la dessinant. Ce serait deux petits garçons qui ne cesseraient de se raccompagner ą leur domicile sans se résigner à se quitter. Seulement voilą : ce dessin, il l’a juste rêvé. Impossible d’aller au-delà : « Je ne sais pas comment terminer. » Tant mieux, parce que, s’il savait, ce ne serait pas de l’amitié. Avec Sempé, elle est toujours délicate, subtile, pudique, et se nourrit non de silences mais de peu de mots, juste de ce qu’il faut. Jusqu’à l’aveu : « L’énorme et insoluble problème, c’est la solitude. »
J’ignore si Dieu est amour, mais ce serait déjà bien qu’il soit amitié. "