Les livres reçus ou achetés s'entassent sur mon parquet. Il paraît que certains critiques littéraires ne lisent pas les livres qu'ils recensent, se contentant de copier-coller les communiqués de presse qui accompagnent les livres, ou de plagier les fiches de lecture rédigées par leur(e) assistant(e) ou stagiaire. On ne peut pas leur en vouloir de paniquer devant la surproductivité éditoriale. Personnellement, je paniquerais de recevoir une centaine de livres par mois… Chaque année, je me contente donc de choisir quelques livres selon mon humeur ou mes envies, de les stocker (pas facile à Paris) et de les lire un jour de répit. J'en ai lu quelques-uns récemment et je tenais à vous faire partager mes lectures. Comme d'habitude, je me lance dans le désordre. Bonnes vacances à toutes et à tous, à ceux qui partent, à ceux qui restent.
ACTE 1
Mon
premier est chaud, bouillant même… Une enquête du journaliste américain Gay
Talese sur Gerald Foos, le propriétaire d'un motel en banlieue de Denver qui
durant plusieurs décennies a espionné sa clientèle à travers les grilles d'aération des
chambres. Allongé des heures dans le grenier du motel, le voyeur observe et
consigne dans son journal ce qu'il voit et ce qu'il entend. Toutes les chambres
ne sont pas équipées des fausses grilles d'aération. Quand il est à l'accueil,
Gerald fait son casting et attribue les chambres équipées aux couples au
physique le plus avantageux ou aux plus prometteurs sexuellement. Son épouse
complice l'aide à améliorer les postes d'observation et le rejoint parfois au
grenier pour y faire l'amour. Dans son journal, le voyeur devient
l'anthropologue et le sexologue de sa clientèle, notant leur âge, corpulence,
profession et bien-sûr préférences sexuelles. Dans une lettre à Gay Talese, le
voyeur justifie son activité : "Cela pourrait être utile aux autres, en
général et aux spécialistes de la sexologie, en particulier." La diversité de la clientèle des motels permet
à Gerald de couvrir une bonne partie de la population : noirs, blancs,
asiatiques, hommes d'affaires avec leur secrétaire, couples mariés ou
illégitimes, lesbiennes, échangistes et amateurs de parties fines (à partir des
années 70…), femmes qui trompent leur mari et vice versa. Il y a des moments
très drôles dans les retranscriptions du journal, quand par exemple le
voyeur-directeur du motel découvre des taches suspectes sous le tapis devant
des clients médusés qui avaient laissé leur animal de compagnie déféquer sur la
moquette de la chambre pensant que personne ne serait le témoin de cette scène.
Ou quand le voyeur jouit en même temps que le couple qu'il observe, son sperme
passant alors malencontreusement à travers la grille d'aération pour tomber sur
le lit. La femme voyant les taches sur le dessus de lit lève les yeux et
aperçoit le sperme qui goutte de la grille, en s'esclaffant elle fait remarquer
à son partenaire la puissance de son
éjaculation. Il y a aussi des moments moins drôles. Comme le soir où le voyeur
est le témoin d'un meurtre d'une jeune femme par un dealer. Gerald Foos assiste
à la strangulation de la femme et à la fuite précipitée de l'homme. Voyant la
poitrine de la femme se soulever, il est convaincu qu'elle a survécu à son
agression et va se coucher après avoir écrit son journal. Le lendemain matin,
la femme de ménage lui annonce qu'elle vient de découvrir une femme morte dans
une chambre. Devant la police, Gerald ne peut pas dire qu'il a été le témoin
direct de ce meurtre, sans se dénoncer lui-même. En 2015, Gerald Foos,
retraité, se rend avec sa compagne sur les lieux de son motel qui vient d'être
démoli, à la recherche d'un souvenir dans les gravats. Ne trouvant rien, il
prend sa compagne par le bras et lui dit : "Rentrons, j'en ai assez vu!"
Le Motel du Voyeur a paru en 2016
(oui, j'ai du retard) aux éditions du sous-sol (amusant pour un récit qui se
passe au grenier) dans la collection Non-Fiction. Il y a même un cahier
iconographique avec des photos du voyeur et de son motel. Après avoir lu ce
livre, les grilles d'aération dans les hôtels vous paraîtront toujours
suspectes.
EXTRAIT
: "Quelles accusations, si toutefois on en arrivait là, aurait-on pu
retenir contre Gerald Foos? Il admettait ouvertement avoir pratiqué le
voyeurisme même s'il ajoutait que presque tous les hommes sont des voyeurs.
Foos répétait aussi avec insistance qu'il n'avait jamais fait de mal à aucun de
ses clients puisqu'aucun n'avait jamais sut qu'il les observait. Ainsi, on ne
pouvait, au pire, lui reprocher qu'une chose : avoir été coupable d'essayer
d'en voir trop. Il avait commencé tôt dans son enfance en s'agenouillant sous
le rebord des fenêtres, puis, un demi-siècle plus tard, il avait pris sa
retraite d'une vie penchée au-dessus de ses grilles d'aération, pour finalement
vivre dans une société surveillée à chaque coin de rue par des caméras, des
drones, et les yeux de la National Security Agency. Comme voyeur, Gerald Foos
était désormais passé de mode."
ACTE 2
Il
suffit de jeter un coup d'œil au catalogue des éditions Séguier pour comprendre que l'hétéroclisme et la cohérence peuvent faire bon ménage. Les cinéphiles et amoureux de la mode avaient déjà croisé l'intriguant Jacques de Bascher qui réussit l'exploit d'avoir été simultanément l'amant d'Yves Saint Laurent et le compagnon asexuel de Karl Lagerfeld. Marie Ottavi, journaliste à Libération s'est penchée avec tendresse sur ce curieux et insaisissable mais attachant personnage qui a traversé (et bousculé) le monde de la mode comme une étoile noire, pour finir par s'éteindre en 1989, à 38 ans, terrassé par le sida. Il y a un peu de Jacques Rigaut chez cet autre Jacques. La séduction était son moteur et son commerce. Dandy désinvolte, cynique et détaché, gigolo assumé, admirateur de Huysmans, sa seule ambition se résumait à faire de sa vie une œuvre, si possible dans un tourbillon festif permanent. Ceux qui ont connu les années Palace pourront sauter quelques pages, pour aller au plus croustillant, les anecdotes de la relation triangulaire Saint Laurent-Lagerfeld-Bergé. Un vaudeville courtelinesque germanopratin dans l'univers de la haute couture, très loin des petites mains des ateliers. Yves Saint Laurent fou amoureux de Jacques se soumet avec délectation aux jeux SM de son amant qui s'amuse à l'enfermer chez lui dans un placard exigu. Karl Lagerfeld reste stoïque devant les infidélités de son compagnon. En revanche, Jacques subit l'ire de Pierre Bergé qui enrage de voir Saint Laurent lui échapper. Le drama des années 70 s'achève, pour laisser la place à la froideur des années 80. L'arrivée du sida marque la fin des festivités. Jacques refuse l'austérité de cette période et poursuit sa vie dissolue et insouciante, multipliant les aventures d'un soir sans protection. Le "dandy de l'ombre" royaliste et proche de l'Action française aurait aimé une fin flamboyante à l'image de celle de Jean Fontenoy suicidé en 1945 dans les ruines de Berlin. En 1984, Jacques apprend sa séropositivité avec indifférence. Seul le regard des bien-portants sur le malade l'accable. Dans ces années-là, les personnes atteintes du sida sont considérées comme des lépreux, voire des pestiférés. L'équipe médicale qui soignait à Draguignan l'écrivain Bruce Chatwin, mort également en 1989, communiquait avec lui par l'intermédiaire d'un hygiaphone placé au-dessus de son lit d'hôpital. Jacques de Bascher fuit la compassion ou la pitié que les vivants ont pour habitude d'adresser à ceux qui vont mourir. La meilleure arme du dandy devant la mort reste l'humour noir. "Tu connais la différence entre le sida et une Lada? Essaye de refiler une Lada à ton meilleur ami." Sa blague préférée passe mal auprès de certains. Karl Lagerfeld ne quittera pas le chevet de son compagnon. Il prendra soin de lui jusqu'à la fin. Jacques rend son dernier souffle un dimanche de début septembre à l'hôpital de Garches. Avant de mourir, il a demandé à Karl de brûler toutes ses affaires et d'enterrer ses vêtements. Baudelaire l'a écrit : "le dandysme est un soleil couchant", et son adepte se doit d'être sublime jusqu'au bout, il s'efface alors sans laisser de traces. Jacques de Bascher, dandy de l'ombre a paru en 2017 aux éditions Séguier, éditeur de curiosités, dont on attend avec impatience dans la section "A paraître", la vie et l'œuvre de l'exilé de Capri alias le baron Jacques d’Adelswärd-Fersen.
EXTRAIT : "L'intelligentsia gay dicte les modes. Elle est à l'avant-garde des idées, des courants et des mœurs. Se marier, beaucoup n'y pensent même pas. L'union maritale est au contraire vécue comme un stigmate bourgeois. Dans les milieux aisés, quand on sort du placard, ce n'est pas pour se ranger. Karl Lagerfeld, par exemple, balayera toute sa vie l'idée du mariage homosexuel. Il ne comprend pas ce besoin de conformisme."
ACTE 3
Il
est rare qu'un biographe revienne sur son sujet. La plupart du temps, il
décline poliment les demandes de son éditeur pour effectuer une mise à jour de
son livre paru vingt ans auparavant, d'autant plus que ledit éditeur ne lui
propose souvent qu'une maigre rallonge financière pour ce travail. En 1982, la
légendaire émission Cinéma, Cinémas
de Claude Ventura avait commandé au non moins légendaire et trublion Philippe Garnier, alors correspondant de
Libération à Los Angeles, un portrait de l'écrivain américain David Goodis,
auteur de polars, dont le célèbre Tirez
sur le pianiste! adapté au cinéma par Truffaut. Philippe Garnier prolongera
le portrait télévisé par un livre qui paraîtra au Seuil en 1984 sous le titre :
Goodis, la vie en noir et blanc. Le
livre sera réédité deux fois. Il faudra
attendre 2013 pour que le livre soit traduit et publié aux Etats-Unis. Trente
ans après sa première édition, Philippe Garnier revisite son livre et s'étonne
que personne n'ait eu l'idée ou plutôt la curiosité de reprendre l'enquête où
il l'avait arrêtée, alors que tous ses protagonistes étaient encore de ce
monde. Nul besoin d'avoir lu l'édition de 1982 pour déguster ce savoureux Retour vers David Goodis paru en
septembre 2016 aux éditions de la Table Ronde. Philippe Garnier propose au
lecteur de vivre son enquête biographique à ses côtés, comment un rédacteur de
pulps s'est retrouvé à Hollywood entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart pour
l'adaptation cinématographique de son roman Dark
Passage. Pourtant Goodis ne frime pas, "Je ne suis pas Dashiell
Hammett et Dark Passage n'est pas The Maltese Falcon", dit-il. L'auteur
de La Lune dans le caniveau s'amuse à
brouiller les pistes, menant une double voire triple vie. Alors qu'il gagne
très correctement sa vie à la Warner, il porte des vieux costumes froissés,
trop larges pour lui, traîne la nuit dans les endroits glauques de South Los
Angeles, accompagné d'opulentes femmes noires, qu'il apprécie particulièrement.
Le matin, sans se laver, il s'extrait du canapé dans lequel il a dormi habillé,
pour rejoindre son bureau de labeur rédactionnel au studio. Frais comme un
gardon, car Goodis ne buvait pas, mais fumait beaucoup. Il adorait faire le
clown, s'enlaidir, se déguiser, porter des fringues improbables. Parmi les
nombreuses et merveilleuses photos (et illustrations) qui jalonnent les pages
du livre, sur l'une d'entre elles, Goodis prend la pose avec une frite dans le
nez… A la fin des années 40, Goodis
quitte son job de scénariste à Hollywood pour retourner vivre à Philadelphie
dans la maison de ses parents. Gallimard publie ses romans dans la Série Noire
dont l'un (La nuit tombe) sera adapté
par le cinéaste Jacques Tourneur. Le réalisateur Pierre Chenal tourne Section des disparus avec Maurice Ronet
dans le rôle principal. En 1960, le film de Truffaut sort en France avec
Aznavour (lire le dernier numéro de la revue Schnock) dans le rôle du pianiste.
Lors de la promotion de son film à New York, Truffaut rencontre Goodis,
mais le courant ne passe pas entre le cinéaste introverti et l'écrivain
excentrique. En 1966, Goodis se fait casser la gueule devant le Linton's, une
cafeteria mal famée où il avait ses habitudes. Salement amoché, il ne s'en
remettra pas et meurt l'année suivante à 49 ans d'une congestion cérébrale. Sur
la dernière photo connue de lui, assis sur un lit, il tourne le dos à
l'objectif, ayant refusé de poser de face. Suite à la première édition de son
livre, Philippe Garnier raconte ensuite la réhabilitation littéraire américaine
de Goodis avec congrès, conférences et produits annexes. Le biographe hésite d'ailleurs à écrire le
mot FIN, dans l'espoir que des archives resurgissent, avec des nouvelles
découvertes, qui permettraient un éternel retour vers David Goodis.
EXTRAIT
: "Goodis n'était pas seulement un hipster à la coule qui pouvait passer
ses nuits impunément dans les clubs et les bouges noirs, comme beaucoup de
Blancs intellos (souvent juifs) le faisaient à l'époque. (…) "Je l'ai vu
dans des bars se faire maltraiter par des grosses mamas de cent cinquante kilos
et plus. Elles lui disaient des choses comme "Sale petite merde de
Blanc", et plus elles l'insultaient, plus David rayonnait. "Je crois
que je suis amoureux", qu'il disait. Et il avait l'ai réellement heureux,
dans ces moments-là. Il les aimait grosses et noires, mais cela ne suffisait
pas; il fallait qu'elles soient vulgaires et méchantes aussi.""
ACTE 4
A l'instar de David Goodis, à plus de 40 ans, l'écrivain Jean-Pierre Martinet (1944-1993) est retourné vivre chez sa mère à Libourne, sa ville natale. Goodis avait un frère psychotique, Martinet une sœur folle, qui passa sa vie dans un hôpital psychiatrique. "Comme je préfèrerais avoir un contrat avec la Série Noire ou Fleuve Noir, je t'assure que ça m'inciterait davantage à travailler. (…) Vive Goodis et son goût du Nada. Je viens de finir La Nuit tombe, je trouve ça drôlement intéressant", écrit Martinet à son ami Alfred Eibel (correspondance publiée en 2011 dans la revue Capharnaüm aux éditions Finitude). Goodis était sobre, Martinet était alcoolique, mais les deux partageaient ce même goût pour la farce et la désespérance. Jean-Pierre Martinet n'a pas besoin de biographe. Il rédigea sa propre biographie : "Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il est arrivé nulle part." Celui qui avait un nom de famille aussi caressant que cinglant serait heureux et surpris de constater qu'aujourd'hui ses livres se vendent à des milliers d'exemplaires, alors que de son vivant il s'en écoulait quelques centaines à chaque édition. On a connu d'autres résurrections littéraires, dans la famille des "désemparés" de la littérature, comme Bove, Calet, Hyvernaud, Guérin ou Gadenne…Une liste serait instructive mais fastidieuse. Contrairement à tous ces écrivains, Martinet n'a pas connu son heure de gloire, puis le purgatoire et les oubliettes littéraires. Martinet lui a été enterré vivant. Comme l'écrit avec justesse Eric Dussert dans sa forêt cachée d'écrivains oubliés (La Table Ronde, 2013) : "Jean-Pierre Martinet n'aura connu qu'une longue traversée du désert." Son curriculum vitae comme sa bibliographie est mince. Après avoir fait l'IDHEC, il travaille à l'ORTF comme assistant-réalisateur. On imagine aisément le calvaire de cet emploi pour ce passionné de cinéma. En 1975, il publie son premier roman La Somnolence chez Jean-Jacques Pauvert (réédité chez Finitude en 2010). L'éditeur lui envoie alors son relevé de compte : 427 exemplaires vendus, 2 293 au pilon. Sur Babelio, une lectrice a publié une jolie recension de La Somnolence : "Monologue hanté par la solitude et la folie de Martha, septuagénaire qui attend la mort en buvant du whisky, en mangeant des petits fours, en interpellant Dieu et son père pendu, en remâchant sa haine et sa vie ratée. Un texte magnifique mais où aucune place n'est laissée à l'espoir, à l'amour, à la vie tout simplement : les personnages de Martinet, quand ils ne se suicident pas, se laissent suicider." Malgré cet insuccès de librairie, encouragé par quelques critiques dont Pascal Pia, Martinet reprend la plume pour écrire son grand œuvre Jérôme, un roman monstre de plus de 400 pages, qui sera refusé par Pauvert. Raphaël Sorin et Gérard Guégan le sortiront du placard pour le publier au Sagittaire en 1978. Nouveau fiasco. "Le pauvre Guégan, écrit Martinet à Eibel, semble avoir un flair infaillible pour les entreprises vouées à l'échec (sinon sans doute, il n'aurait jamais publié Jérôme!..." Il faut dire que Jérôme n'est pas un livre pour les tièdes. Jérome Bauche, le personnage principal de ce roman au ton célinien est un obèse cruel et névrotique, qui vit reclus dans sa chambre avec sa mère, le genre à crever les yeux des chats et à tripoter les collégiennes. Bref, un être normalement infréquentable et en même temps attachant, tant il se vautre dans une solitude dans laquelle le lecteur (sensible) se reconnaîtra. En 1979, désillusionné, Martinet quitte Paris et son job à la télé. Il vit chez sa mère à Libourne, puis ouvre une petite librairie-maison de la presse, rue Georges Sand, à Tours. Il déchante très vite, se désespérant de vendre des San Antonio et des SAS plutôt que du Léo Malet. Martinet finira par vendre sa "librairie" pour aller vivre chez sa mère à Libourne. Il publie une longue nouvelle Ceux qui n'en mènent pas large au Dilettante avec cette citation de David Goodis en exergue : «Au bout d'un moment, ça devient si moche qu'on a envie de tout arrêter». Alfred Eibel qui était le voisin de palier de Martinet dans le 15ème arrondissement évoque le suicide d'un lecteur à cause de cette citation. Martinet écrit enfin un troisième roman L'ombre des forêts qui paraît en 1987 à La Table Ronde. Ce livre n'aura pas plus de succès que les autres. "Que le monde soit un gros caca, on n'a pas attendu Cioran pour le savoir" écrit-il à Alfred Eibel. "C'est chiant d'écrire, je me rends de plus en plus compte que rien n'est plus pénible et déplaisant", ajoute-t-il. Jean-Pierre Martinet se noie alors dans l'alcool et finit par mourir hémiplégique en 1993 à l'âge de 49 ans, comme David Goodis. "Martinet a tout raté, sauf ses livres" écrira le critique Bernard Morlino dans Le Figaro littéraire. Les éditions de l'Arbre vengeur contribuent aujourd'hui à la résurrection de Jean-Pierre Martinet en rééditant une de ses nouvelles La grande vie, un titre à la Henri Calet, dont Martinet était un fervent admirateur. Avec une préface de l'acteur Denis Lavant qui a récité ce texte percutant sur les planches et une postface d'Eric Dussert qui a fait beaucoup aussi pour Martinet. On lira également les souvenirs de son voisin Alfred Eibel Dans la rue avec Jean-Pierre Martinet, parus en mai 2017 aux éditions des Paraiges et préfacés par Olivier Maulin.
EXTRAIT : " A cette époque, j'habitais rue de Froidevaux, en face du cimetière Montparnasse, au cinquième étage d'un immeuble qui menaçait ruine. De là, j'avais une vue imprenable sur les tombes. Depuis plus de quinze ans, la rue Froidevaux était ma prison. J'étais un détenu modèle. Si je gémissais souvent sur ma condition, je ne me révoltais jamais. Je ne cherchais pas à m'évader. A vrai dire, je ne désirais pas grand-chose. Ma règle de conduite était simple : vivre le moins possible pour souffrir le moins possible."
EXTRAIT : "Pendant ce temps la vaisselle s'accumule dans l'évier de Jean-Pierre, la poussière sur la télé, les vêtements jetés n'importe comment dans un coin, la table jonchée de débris de pain, le lit défait, la sensation de fuite vers un nouveau territoire, l'abandon d'un passé peu glorieux vers une oasis fictive, parce qu'au bout du compte ce n'est qu'une crypte, on descend lentement les marches pour aboutir au caveau de la désespérance."
ACTE 5
Suite
à la mort de Simone Veil, les hagiographes s'en sont donné à cœur joie. Des
hagiographies à géométrie variable qui ont omis de signaler que Simone Veil
dans sa loi de dépénalisation de l'avortement prévoyait un entretien avec le
père, le mari. Une clause que les féministes exacerbées avaient fait sauter.
Simone Veil voulait libéraliser sereinement et intelligemment, elle ne
considérait pas l'avortement comme une victoire, mais comme un acte de secours
exceptionnel. En 2013, avec son mari, elle défile aux côtés des manifestants contre le mariage pour tous, ce
qui lui vaut évidemment l'opprobre des tolérants intolérants. Evelyne Sullerot,
une insoumise comme Simone Veil n'a pas eu droit aux hagiographies, mais les féministes ont été quelque peu gênées aux
entournures lors des nécrologies de leur consœur. Diantre, comment rédiger l'hommage de cette
cofondatrice du Planning familial qui en 1992 déjà, faisait ce constat lucide :
"Le féminisme est devenu un conformisme ." Cette sociale-traître du
féminisme avait eu l'outrecuidance de "se mettre à défendre les droits des
pères, soi-disant lésés par la
révolution féministe " et ses positions sur la PMA et la GPA n'étaient pas
"positives " selon Libération Dans un livre posthume d'entretiens avec Bernard
Morlino, le biographe de Berl et de Soupault, paru en avril 2017 aux éditions
de l'Archipel, "l'insoumise "
explique avoir été frappée à coups de poings devant son mari médusé, par des militantes féministes parce que lors
d'un meeting consacré à la dépénalisation de l'avortement, elle avait osé
prononcer le mot "père". A propos de la camarade Simone de Beauvoir,
la "traîtresse" Evelyne Sullerot aggrave son cas : "Elle s'est
mal conduite pendant la guerre . (…) Son œuvre philosophique est à peu près
nulle." D'autres auraient été envoyées dans des camps de rééducation pour
moins que ça. Evelyne Sullerot ne s'était pas "éloignée du mouvement
féministe ces dernières années ", mais poursuivait son combat pour les
droits des femmes et des hommes… Loin des intégrismes de l'idéologie sectaire
et manichéenne du néo-féminisme contemporain, Evelyne Sullerot œuvrait pour une
pacification des rapports hommes/femmes et une égalité des droits pour les deux
sexes. Les hommes et les femmes la remercient.
EXTRAIT
: "En observant l'ensemble des femmes après la grande révolution féministe
qui a succédé à l'introduction de la contraception et à la dépénalisation de
l'avortement, j'ai été assez surprise que certaines de ces femmes, que j'avais
toujours considérées comme des victimes (que je me sentais la vocation de
délivrer, de libérer), elles-mêmes abusaient de leurs pouvoirs dans leurs
rapports avec les hommes. Cela retentissait sur les enfants et la famille. On a
vu de plus en plus de femmes se séparer du père de leurs enfants. 75 % des
divorces sont demandées par les femmes. Des hommes par milliers, se sont
retrouvés sans femme, sans enfants, sans logement - alors qu'ils ne voulaient
pas divorcer eux. J'ai commencé à m'intéresser aux pères (et non pas aux
hommes) privés de leurs enfants."
"La
poésie doit être faite par tous. Non par un", conseillait Lautréamont. Les
poètes officiels qui déclament leur vers avec emphase sont la plupart du temps
assommants, à vous dégoûter à jamais de la poésie. Jacques Vaché le dandy des
tranchées les appelait "pohètes". Vaché ne donnait pas dans la
poésie, mais ses lettres envoyées à son ami André Breton contiennent les plus
beaux vers du monde. Les meilleurs poètes surgissent de nulle part. En quelques
années, Joe Bassin, un pseudonyme qui vaut bien celui de Tristan Hylar, s'est
imposé sur la Toile comme le poète 2.0, sa prose poétique se compose de
punchlines numériques du quotidien qui s'impriment et trouvent un écho sur les
blogs et les réseaux sociaux. Un éditeur a eu la bonne idée de faire paraître
un recueil de cette poésie du quotidien qui rappelle parfois l'univers du poète
Christophe Tarkos. "La poésie doit
savoir montrer le monde sans poésie", souligne le préfacier Paul Fréval de
ce recueil titré : Joe Bassin, sors-moi de ce livre. On peut le commander ici.
EXTRAIT
: "Les grands enfants tristes retirent les décorations du sapin et les
paillettes collées à leurs mains et fronts, dessinent des petites lumières
éphémères, des signaux d'amour. Ecarter doucement le rideau, regarder passer la
voisine en jupe courte et hauts talons, la laisser s'éloigner, puis coller son
front à la vitre glacée pour lui transmettre sa fièvre."
BONUS
Les éditions de l'Arbre vengeur poursuivent leur réédition des œuvres d'Emmanuel Bove en publiant La Coalition, le roman le plus abouti de Bove, le plus sombre également, même Léautaud avait des sueurs froides en le lisant. Cette belle réédition est préfacée par François Ouellet et illustrée par François Ayroles.
En
2007, la librairie Lardanchet a demandé au bibliophile Guillaume Daban (dont
j'avais évoqué ici les fameux dîners littéraires) de lui constituer une
bibliothèque idéale en littérature française contemporaine. Une carte blanche
mais avec tout de même quelques contraintes pour éviter de se disperser :
cinquante titres majeurs pour couvrir un demi-siècle (1960-2010) avec un seul
titre par auteur, si possible en grand papier ou dédicacé. Dix ans après, le
résultat de ce travail est un élégant catalogue préfacé par Jean Echenoz, une
sorte d'herbier littéraire hétéroclite où l'on (re)trouve des gens qu'on aime
bien comme Georges Perros, Louis Calaferte, Maurice Pons, Cioran, Bernard
Frank, Matthieu Galey, Jean Echenoz, Frédéric Berthet, Georges Perec, Guy
Debord, Michel Houellebecq, Edouard Levé. Chacun se fera sa liste selon ses
goûts.
Deux
amis de Jacques Rigaut ont récemment ressurgi des limbes. Tout d'abord un des
piliers de la "Lost Generation", l'écrivain, poète et éditeur Robert
McAlmon, dont Maud Simonnot retrace la vie intense dans La nuit pour adresse, un récit poignant publié en mars 2017 dans la
"Collection Blanche" chez Gallimard. Joyce n'aurait peut-être pas
écrit Ulysses sans le soutien
indéfectible de McAlmon, qui contribua également à financer les voyages d'
Hemingway en Espagne et à le lancer sur la voie du succès qu'on connaît. L'homosexualité
de McAlmon irritait Hemingway qui se croyait obligé de jouer les durs devant
ses admirateurs. Hemingway se mit à détester ce bienfaiteur, trop vif pour lui,
probablement meilleur écrivain que lui et qui se moquait ouvertement de
l'énergie qu'il consacrait à se construire une légende factice. Le malicieux
McAlmon s'amusa alors à alimenter la rumeur d'une liaison entre Hemingway et
Fitzgerald. McAlmon était un bon boxeur, mais il ne se défendit pas quand Hemingway lui donna un coup de poing en
pleine figure. Pour lui, la brutalité d'Hemingway était l'aveu de sa faiblesse.
Le loser n'était pas celui qu'on croyait. Pour consoler Hemingway qui lui avait
envoyé une lettre pour se plaindre de McAlmon, Fitzgerald avait répondu :
"Dieu oubliera tout le monde - même Robert McAlmon." Grâce à son
livre, Maud Simonot aura fait mentir
Fitzgerald. Ce n'est pas rien. L'autre ami de Rigaut qui revit à travers un
récit biographique (très tendance actuellement) est le décorateur Jean-Michel
Frank. J'évoquerai plus tard ce livre de Laurence Benaïm paru chez Grasset en
avril 2017, pour la simple et bonne raison que je ne l'ai pas encore lu. Ce
sera mon livre de plage. Je vous donne rendez-vous à la rentrée. Bonnes
vacances encore.
POST-SCRIPTUM
La
jeune mais très prometteuse maison d'édition RN a réédité en mai 2017 un des
premiers textes de l'écologiste politique Bernard Charbonneau, L'homme en son temps et en son lieu. On
redécouvre enfin Charbonneau comme son ami intime Jacques Ellul critique libertaire
de la société technicienne. "Si Bernard Charbonneau n'a pas connu
l'audience qu'il méritait, c'est sans doute parce qu'il a eu le tort d'avoir
raison trop tôt", écrit Jean Bernard-Maugiron dans l'éclairante préface de
ce petit texte visionnaire. "Dans un monde toujours plus uniforme, nous
sommes condamnés à être de plus en plus superficiels (…) Nos univers
concentrationnaires éliminent la liberté en entassant les individus",
écrivait Charbonneau en 1960…