22.9.21

So long Roland!


Le suicide de Roland Jaccard qui aurait eu 80 ans aujourd'hui,  a provoqué des ondes comme un caillou jeté dans l'eau. Des ondes de tristesse qui ne cessent de se propager au fil des jours. Ceux qui restent vivent cette sortie définitive comme un abandon. On se souvient du dernier mot que laissa le comédien Georges Sanders pour expliquer son suicide : "Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage." Le cinéphile Roland Jaccard connaissait évidemment le flegmatique et cynique Sanders dont il avait lu avec jubilation l'autobiographie Mémoires d'une fripouille. Il aurait également jubilé en découvrant sa revue de presse nécrologique en se disant qu'il avait bien réussi sa sortie tout en plaignant ceux qui restaient dans cette "charmante fosse d'aisance". Je ne saurai jamais si Roland Jaccard avait lu ma biographie de Jacques Rigaut, mais en parcourant son blog (dont la lecture est jouissive),  je découvre qu'il avait évoqué le fondateur de L'Agence générale du suicide dans un post du 12 juin 2021: "Si j’avais dû définir en deux mots mon ami Kobayashi , j’aurais dit qu’il était un pèlerin du néant. Il admirait le poète Jacques Rigaut qui répétait volontiers que le suicide est une vocation."  

P.S. : Une cérémonie d'hommage à Roland Jaccard aura lieu au cimetière du Père Lachaise, salle Mauméjean, le vendredi 8 octobre à 14H30. 


  "A force de le voir reprendre cette apologie {du suicide} sur tous les tons, avec insistance, voire avec complaisance, beaucoup avaient fini par croire qu’il s’agissait seulement d’une posture littéraire, paroles en l’air de dandy nihiliste, qu’aucun acte décisif ne suivrait." Roger-Paul Droit, Le Monde.

"Les dernières années de sa vie, nous nous sommes moins vus. Je trouvais qu’il avait perdu de son humour. Il avait parié sur la victoire de Donald Trump, trouvait Poutine bon chef d’État et virait vers un extrémisme droitier que je ne lui connaissais pas." Tahar Ben Jelloun, Le Point

"Il s’était rapproché de la rédaction de Causeur, où il écrivait parfois. Sur son blog, son dernier article fustige le «concours de bêtises» médiatiques et fait l’éloge d’un presque candidat à la présidentielle française: «Je n’ai jamais caché ma sympathie pour Eric Zemmour», écrivait-il." Eléonore Sulser, Le Temps. 

"Quand vous aimez quelqu’un, vous ne l’écoutez pas, ou vous ne voulez pas le croire. C’est oublier que derrière la désinvolture de Roland, derrière son élégante et éternelle dégaine d’adolescent filiforme, il était d’une terrible rigueur. Il n’épargnait personne de ses sarcasmes et surtout pas lui-même. Mais on se rassure comme on peut, quand on aime. Après tout, un de ses maîtres et amis, Cioran, n’avait-il pas dans toute son œuvre parlé du suicide comme seule solution rationnelle à l’horreur du monde sans jamais passer à l’acte ? " Jérôme Leroy, Causeur

"Ce lundi 20 septembre, à 8h15, j’allume mon ordinateur. Je constate que Roland Jaccard m’a envoyé un mot à 7h38. « Je m’en vais ! Prends le relais ! » Je comprends que mon ami vient de se donner la mort et que ses derniers mots sont ceux d’un testament. " Frédéric Schiffter, Philosophie magazine.

"Convaincu donc, que Dostoïevski avait raison lorsqu’il disait que les hommes préfèrent la servitude à la liberté, le voici revenant sur sa terre natale, à Lausanne, dans cette ville « idéale quand on est très jeune ou très vieux ». N’ayant pas encore décidé s’il s'installait pour de bon, coincé dans cette entre-deux entre Lausanne et Paris, il décide de s’installer dans un Palace." Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles)

"Dans son dernier livre, autobiographique, il écrivait: "Après l'été, je mettrai un terme à mes tergiversations". Il ne faisait d'ailleurs pas mystère de cette fin possible pour lui. Il s'était aussi plusieurs fois prononcé et engagé pour le suicide assisté." RTS Culture

"Tu es parti en laissant tes amis désemparés, mais tu as retrouvé tes fantômes, bien vivants, qui t'entourent et sont heureux de retrouver un complice fidèle. Tu as mené ta barque comme tu l'entendais, en homme libre, à travers les remous et les faux calmes plats, tirant ta révérence au moment où tu le désirais : tu as tenu parole une dernière fois. So long, Roland !" Blog de Jean-Michel Olivier


"À ce propos, je laisse aux vertueux de cet acabit la tâche de taxer Roland Jaccard d'idéologiquement suspect, estimant personnellement que l'idéologie est un virus mortel pour l'Esprit et n'étant jamais entré, avec Roland, dans aucun débat, ni sur la droite française, dont je me foutais quoique publiant deux livres chez Pierre-Guillaume de Roux, classé par les bien-pensants à l'extrême-droite alors que jamais nous n'avons parlé politique ensemble, et je souriais quand Roland traitait mon ami Jean Ziegler d'arnaqueur, estimant que l'un et l'autre valaient mieux que leurs postures idéologiques respectives." Carnets de Jean-Louis Kuffer. 


"Si le suicide demeure un acte profondément isolé, il n'est jamais cynique. Tout au contraire, ce passage définitif ne s'effectue jamais sans penser à un autre, aux autres, et parfois à tous les autres, contrairement à ce que les idiots complets affirment en évoquant un geste lâche et égoïste.
Mettre fin à ses jours ne saurait s'apparenter à la moindre gratuité, d'autant qu'en la matière il ne s'est jamais agi de prix ni de valeur car celui qui passe à l'acte a déjà pesé l'ensemble de ces piètres considérations et a déjà enduré tout l'insupportable poids du monde. Il nous signifie terriblement qu'il a choisi de s'abstraire d'une impensable et insupportable pesanteur, d'une incoercible douleur. Pourquoi lui en vouloir (on pourrait lui en vouloir longtemps), à moins de ne pas comprendre, de ne pas accepter ce qui est pourtant acceptable bien qu'intolérable ? 
Porter la main sur soi n'est pas innommable : c'est dire que, maintenant, ça suffit." Fabrice Lefaix





20.9.21

Pour Roland Jaccard

 

J’ai appris aujourd’hui la mort de l’écrivain Roland Jaccard (1941-2021). Il aurait mis fin à ses jours au petit matin. Le jour se lève, ça nous apprendra. Avant de baisser le rideau, il a envoyé un ultime message à un de ses amis : « Je m’en vais. Prends le relais ! » Il faudrait se tuer comme on s’en va. Je ne sais plus qui a écrit cet aphorisme, Vaché ? Rigaut ? Dans une de ses lettres, le poète Paul-Jean Toulet interrogeait son correspondant : « Ce que j’ai aimé le plus au monde, ne pensez-vous pas que ce soit les femmes, l’alcool et les paysages ? » Qu’est-ce que Roland Jaccard a aimé le plus au monde ? Probablement les jeunes femmes (souvent asiatiques), les philosophes désespérés (Cioran, Schopenhauer), la tentation du nihilisme et le vertige du suicide.

 Pour paraphraser, Jacques Rigaut, chez les Jaccard, le suicide est une vocation, le père et le grand-père de Roland Jaccard se sont également suicidés. Il est difficile de résister à un tel atavisme, il devient alors plus simple de porter son suicide à la boutonnière. Comme son aïeul, Roland Jaccard s’est suicidé deux jours avant ses 80 ans, un cap qu’il ne voulait pas dépasser. Sur la page Internet du journal helvétique 24 Heures, en dessous de sa nécrologie (rédigée par un journaliste stagiaire) un encart a été publié : « Suicidaire ? Faites-vous aider ! » Quelle ironie du sort, lui qui récemment avait dénoncé un totalitarisme hygiéniste  imposé aux citoyens par les gouvernants sous le prétexte d’une interminable  pandémie. A tous ces idolâtres de la vie, on leur fera lire la réponse ironique mais juste de Henri Roorda, autre écrivain suicidaire lausannois qui portait aussi son suicide à la boutonnière et dont le père de Roland Jaccard fut l’élève : "On attend la mort quand on ne peut plus rien attendre de la vie. Si les lois étaient faites par des hommes charitables, on faciliterait le suicide de celui qui veut s'en aller. Je n'ai jamais compris l'obstination avec laquelle les vivants retiennent dans leur agréable société le malheureux qui voudrait mettre une fin définitive à ses maux physiques ou à son désespoir. Le désespéré  parvient parfois à s'évader. Mais dans bien des cas, la fuite est impossible : des philanthropes surveillent celui qu'ils ont condamné à vivre. Je voudrais que le plus pauvres des hommes fût au moins le propriétaire d'une chose : de sa peau. Les malheureux n'ont pas demandé à venir dans le monde de la lumière. Qu'ils aient au moins le droit de s'en aller." 

  En son temps, Aragon s’était moqué des procrastinateurs du suicide comme Jacques Rigaut qui ne cessait d’écrire et de parler du suicide, jusqu’à dormir avec un revolver sous l’oreiller. Aragon avait tort, Jacques Rigaut (et Roland Jaccard) avaient raison. Comment pourrait-on supporter ce monde (de plus en plus insupportable) sans savoir qu’on a la possibilité de le quitter?

« Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine d’être conquise par une lutte acharnée contre la lâcheté et tous les pièges d’une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu suivie, avec la nécessité naturelle. » (André Breton) 

 Je croisais souvent Roland Jaccard quand je faisais des incursions en territoire germanopratin, à chaque fois il me faisait penser à un oisillon tombé du nid, un peu perdu, comme un touriste qui cherche son chemin dans une ville étrangère. On ne devrait jamais quitter Lausanne. Des amis communs m’invitaient régulièrement à les rejoindre au premier étage du Flore ou dans ce restaurant japonais dont j’ai oublié le nom. Ma hantise des cénacles et ma sauvagerie naturelle m’ont toujours conduit à décliner ces invitations. Aujourd’hui, je le regrette.  J’aurais aimé rencontrer cet homme courageux (le courage, une qualité contemporaine en voie d’extinction) qu’était Roland Jaccard. Rappelons-nous qu’il fut l’un des rares à ne pas renier son amitié avec Gabriel Matzneff, quand ce dernier se retrouva seul contre tous. Des hommes qui ont une telle fidélité dans l’amitié méritent notre respect. Reposez en paix Monsieur Jaccard. Il nous reste vos livres et c'est pas rien.     


   

Belle couverture du numéro 13 de la revue Edwarda qu'aurait appréciée Roland Jaccard.