20.9.21

Pour Roland Jaccard

 

J’ai appris aujourd’hui la mort de l’écrivain Roland Jaccard (1941-2021). Il aurait mis fin à ses jours au petit matin. Le jour se lève, ça nous apprendra. Avant de baisser le rideau, il a envoyé un ultime message à un de ses amis : « Je m’en vais. Prends le relais ! » Il faudrait se tuer comme on s’en va. Je ne sais plus qui a écrit cet aphorisme, Vaché ? Rigaut ? Dans une de ses lettres, le poète Paul-Jean Toulet interrogeait son correspondant : « Ce que j’ai aimé le plus au monde, ne pensez-vous pas que ce soit les femmes, l’alcool et les paysages ? » Qu’est-ce que Roland Jaccard a aimé le plus au monde ? Probablement les jeunes femmes (souvent asiatiques), les philosophes désespérés (Cioran, Schopenhauer), la tentation du nihilisme et le vertige du suicide.

 Pour paraphraser, Jacques Rigaut, chez les Jaccard, le suicide est une vocation, le père et le grand-père de Roland Jaccard se sont également suicidés. Il est difficile de résister à un tel atavisme, il devient alors plus simple de porter son suicide à la boutonnière. Comme son aïeul, Roland Jaccard s’est suicidé deux jours avant ses 80 ans, un cap qu’il ne voulait pas dépasser. Sur la page Internet du journal helvétique 24 Heures, en dessous de sa nécrologie (rédigée par un journaliste stagiaire) un encart a été publié : « Suicidaire ? Faites-vous aider ! » Quelle ironie du sort, lui qui récemment avait dénoncé un totalitarisme hygiéniste  imposé aux citoyens par les gouvernants sous le prétexte d’une interminable  pandémie. A tous ces idolâtres de la vie, on leur fera lire la réponse ironique mais juste de Henri Roorda, autre écrivain suicidaire lausannois qui portait aussi son suicide à la boutonnière et dont le père de Roland Jaccard fut l’élève : "On attend la mort quand on ne peut plus rien attendre de la vie. Si les lois étaient faites par des hommes charitables, on faciliterait le suicide de celui qui veut s'en aller. Je n'ai jamais compris l'obstination avec laquelle les vivants retiennent dans leur agréable société le malheureux qui voudrait mettre une fin définitive à ses maux physiques ou à son désespoir. Le désespéré  parvient parfois à s'évader. Mais dans bien des cas, la fuite est impossible : des philanthropes surveillent celui qu'ils ont condamné à vivre. Je voudrais que le plus pauvres des hommes fût au moins le propriétaire d'une chose : de sa peau. Les malheureux n'ont pas demandé à venir dans le monde de la lumière. Qu'ils aient au moins le droit de s'en aller." 

  En son temps, Aragon s’était moqué des procrastinateurs du suicide comme Jacques Rigaut qui ne cessait d’écrire et de parler du suicide, jusqu’à dormir avec un revolver sous l’oreiller. Aragon avait tort, Jacques Rigaut (et Roland Jaccard) avaient raison. Comment pourrait-on supporter ce monde (de plus en plus insupportable) sans savoir qu’on a la possibilité de le quitter?

« Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine d’être conquise par une lutte acharnée contre la lâcheté et tous les pièges d’une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu suivie, avec la nécessité naturelle. » (André Breton) 

 Je croisais souvent Roland Jaccard quand je faisais des incursions en territoire germanopratin, à chaque fois il me faisait penser à un oisillon tombé du nid, un peu perdu, comme un touriste qui cherche son chemin dans une ville étrangère. On ne devrait jamais quitter Lausanne. Des amis communs m’invitaient régulièrement à les rejoindre au premier étage du Flore ou dans ce restaurant japonais dont j’ai oublié le nom. Ma hantise des cénacles et ma sauvagerie naturelle m’ont toujours conduit à décliner ces invitations. Aujourd’hui, je le regrette.  J’aurais aimé rencontrer cet homme courageux (le courage, une qualité contemporaine en voie d’extinction) qu’était Roland Jaccard. Rappelons-nous qu’il fut l’un des rares à ne pas renier son amitié avec Gabriel Matzneff, quand ce dernier se retrouva seul contre tous. Des hommes qui ont une telle fidélité dans l’amitié méritent notre respect. Reposez en paix Monsieur Jaccard. Il nous reste vos livres et c'est pas rien.     


   

Belle couverture du numéro 13 de la revue Edwarda qu'aurait appréciée Roland Jaccard.