30.10.22

"C'est comme ça et je vous emmerde."

La 5ème et dernière vente de la bibliothèque des Avant-gardes de Paul Destribats aura lieu chez Christie’s Paris les 3 et 4 novembre 2022. Parmi les 450 lots de la vente, deux lots concernent Jacques Rigaut avec un de ses manuscrits autobiographiques les plus importants (32 pages) que Paul Destribats avait eu la gentillesse et l’élégance de m’autoriser à consulter lors de mes recherches. Certains collectionneurs conservent jalousement leurs trésors littéraire dans des coffres et refusent de coopérer avec les chercheurs. Paul Destribats n’était pas ce genre de collectionneur. L’autre lot est un exemplaire du premier livre d’André Breton « Mont de piété » (1919) avec un envoi autographe sibyllin à Jacques Rigaut daté de 1921 : "Tout à Jacques Rigaut le délice inhumain De ce premier REFUS qu’il est fait pour entendre Lui dont la main pourtant garde dans votre main L’aspect inquiétant d’un télégramme tendre André Breton Pâques 1921" 



 "Rien ne permet d’affirmer que Jeanne Double ait inspiré à Rigaut un de ses textes les plus aboutis, « Madame X », même si quelques éléments biographiques sont troublants . À l’instar de Jeanne Double, Madame X est divorcée, vivant seul avec son fils, puis aura un second amour dont Rigaut donne les initiales J.C., comme celles du re-vuiste Jacques Charles, propriétaire de l’Olympia, avec lequel Jeanne aura un autre enfant. Dans ce long texte, en large part autobiographique, écrit probablement en 1921 – 1922 et resté inédit jusqu’en 1970, Rigaut fait le récit cynique d’une aventure amoureuse ratée dès son commencement, avec une sorte de Madame Bovary qu’il prend comme sujet d’analyse (…) À défaut d’être son amant, Madame X prend Rigaut pour confident, elle l’utilise comme une oreille attentive, un monologue autiste parfois exhibitionniste dans la divulgation de son intimité : « La personne qui ne disait jamais coucher mais « se donner » (ce qui éclaire assez l’idée qu’elle avait de l’amour) savait très bien exprimer qu’elle ne demandait pas à son mari si ça lui faisait plaisir lorsqu’elle lui enfonçait le doigt dans l’anus, et qu’elle n’aimait branler ce mari qu’en passant le bras entre ses cuisses. » Rigaut tient son rôle d’homme de compagnie tout en prenant des notes in situ sur cet archétype féminin dont l’ennui le fascine. (…) L’humour caustique de Rigaut tourne parfois au comique avec les introspections du narrateur comparables à la verve satirique d’un Sacha Guitry : « Un soir qu’elle pleurait cinquante minutes je ne faisais que m’épouvanter sur le risque de prolongation de la soirée. (…) Je craignais que ces larmes ne tombent sur mon plastron . » « Madame X » est également un texte sur la frustration d’une relation sadique dans lequel Rigaut évoque pour la première fois sa sexualité de manière directe et crue : « Ainsi que je l’ai dit plusieurs fois, je ne pouvais pas me trouver près d’elle sans bander mais si je m’éloignais d’elle à peine de quelques mètres je débandais rapidement. (…) Car j’avais mal aux couilles d’avoir passé plusieurs heures sans débander, et la masturbation seule pouvait remédier à cette douleur. (…) Certaines lectures ou certaines pensées m’ont donné cette envie de jouir après laquelle il m’était difficile de ne pas me branler (je ne me suis jamais défendu contre le plaisir) d’autres fois la simple découverte que plusieurs semaines s’étaient écoulées sans que je me sois branlé eût suffi à me faire recommencer, mais il n’y a dans la masturbation rien qui réponde au désir que je puis avoir pour une femme . » Enfin Rigaut fait un constat de nullité de la relation homme-femme, avec la souffrance de l’impossibilité de trouver quelqu’un à qui s’attacher, quelqu’un qui le retienne, une amertume exprimée dans « Madame X » par ces deux fameux aphorismes : « Nous sommes admirablement faits pour ne pas nous entendre . (…) C’est comme ça et je vous emmerde . »" in Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, Gallimard, 2019.