L'éclatement par le Verbe
De retour à la Bibliothèque nationale de Tolbiac. La BN pour les intimes... De 9H à 20H dans ce caveau anxiogène mais source intarissable de richesses pour le chercheur. Dès l'arrivée, impossibilité d'entrer dans les lieux, le système de "résa" connaissant un "dysfonctionnement temporaire". Je décide de rester serein (qualité primordiale pour le chercheur) et en profite pour observer le flot des lecteurs piaffant d'impatience devant les tourniquets sans vie. Une jolie étudiante (petit bonheur visuel du chercheur dans cette architecture carcérale) s'évertue tout de même à réserver sa place en tapotant sur toutes les bornes de consultation, en vain... Une heure après, "l'incident d'accès" est clos. Reste à trouver une place de libre dans le secteur qui vous intéresse (Littérature et art, salles T,U, V,W). Ici la moindre erreur d'orientation vous condamne à d'interminables promenades sur les jolis tapis rouges qui longent les salles de lecture. Il faut être efficace : d'abord évaluer le nombre de documents que vous pourrez consulter dans votre journée, pas facile...trouver les cotes (prévoir de faire ce travail préliminaire chez soi on line, gain de temps...) puis passer la commande et patienter en feuilletant les livres en accès libre. Vient enfin le meilleur moment : la découverte des documents. Enfin la retranscription ou la photocopie (autorisée si les ouvrages peuvent résister à la pliure imposée). Journée productive sans incident notable, ai consulté environ 14 documents. En savourant mon sandwich à l'espace "prévu pour cet usage", ai noté à 12H05 l'arrivée incongrue de Philippe Sollers, accueilli sans tambours ni trompettes par une petite dame brune sur le tapis rouge. De nouveau à ma place (U 48), j'observe en face de moi une fille aux yeux fascinants, bleus transparents, semblables à ceux des chiens Huskies. Elle se cure consciencieusement le nez comme si elle était seule au monde. A ce moment-là, je me dis que les hommes pardonneront toujours tout à une femme belle. La grande faiblesse des hommes. Cette pensée m'incite à faire la liaison avec Gabriel Pomerand (auteur d'un émouvant texte sur la mort de J.R.) qui fut la joie de cette journée de laborieux travail : "Je lègue toutes mes danses dorénavant disponibles aux filles laides qui au cours des bals restent dans les coins et ne sont jamais invitées par personnes." (Le testament d'un acquitté, 1951). Je découvre donc l'archange Gabriel Pomerand (1926-1972) et m'interroge : pourquoi les meilleurs restent dans l'ombre quand les médiocres sont toujours visibles? je ne sais plus qui a dit que la nuit est plus propice aux éclats du diamant... Voici quelques extraits d'une conférence donnée par Gabriel Pomerand le 22 décembre 1941 lors d'une séance lettriste à laquelle Breton assista, ce dernier a dû croire au retour de Dada à Paris... : « Nous représentons l'unique force naturelle capable de dynamiter les vieilles pourritures conservées en bocaux, comme les serpents, sans queue ni tête. C'est pourquoi nous crions merde aux vieilles badernes. Le rôle de la jeunesse est de faire peur, et c'est sa justification. Elle arrive comme une épidémie dans la cité qui roupille. Nous allons emmerder votre tranquillité, votre lâcheté ; nous allons vous contraindre à lever les couilles drapeau du monde, ou à crever. Nous allons apprendre à vos enfants l'alphabet du meurtre, et c'est pour vous qu'ils nous écouteront ; c'est pour casser vos sales gueules réjouies qu'ils catapulteront leur secret. Aragon et les profs qui, tour à tour, chient sur les drapeaux et parlent de la France. Tout ça pour finir académiciens. Tout ça, à la fin, n'est pas sérieux. Mais le sérieux, qu'est-ce que c'est ? Les Breton, les Aragon, le Malraux. Je sais ce qu'ils ont dans la tête ; mais je ne sais pas ce qu'ils ont dans le ventre. Je veux un retour au cri, pour que l'homme éclate. Parce que l'éclatement se fait par le Verbe ! C'est pas moi qui l'ai dit, c'est le Prophète.»
Pomerand s'est suicidé au début de l'été 1972. Notre très molle époque manque d'archanges et de dadas. Bientôt?