27.3.09

Mauvaises habitudes


Lettre de Jacques Rigaut à Emmanuel d’Astier de la Vigerie

Sotheby’s mettra en vente le 8 avril à Paris la collection de Christophe d’Astier de la Vigerie qui regroupe la bibliothèque personnelle de Christophe d’Astier - plus une bibliothèque de textes qu’une bibliothèque d’exemplaires - et de son père, Emmanuel d’Astier de la Vigerie - écrivain, homme politique et l’un des premiers résistants français – (environ 400 lots estimés 500.000 à 650.000 €). Centrée autour d’œuvres majeures du XXème siècle tant françaises (Aragon, Breton, Cohen, Char, Michaux, Gracq, …) qu’étrangères (Kafka, Irving, Joyce, Garcia Marquez, Lowry, Miller, …), la collection d’Astier regroupe également quelques auteurs du XIXème siècle comme Balzac, Gautier, Rimbaud et Lautréamont, de sublimes photographies aux signatures incontournables (Lewis Carroll, Man Ray, Lee Miller,…), un historique ensemble autour de la Résistance (de Gaulle, Kessel, Aubrac, Vercors,…), 10 lettres de guerre inédites de Jacques Vaché dont la toute première connue et enfin, dans un catalogue séparé, une des collections d’ouvrages de Georges Bataille les plus complètes, avec le seul exemplaire connu du petit fascicule destiné aux membres de la société secrète Acéphale ou l’exemplaire du Bleu du ciel dédicacé à André Breton.


LOT 268

LETTRE AUTOGRAPHE SIGNÉE INÉDITE À EMMANUEL D'ASTIER.
20 WEST 48TH ST., [NEW-YORK], 29 SEPT. 1928.
RIGAUT, JACQUES

2,000—2,500 EUR




CATALOGUE NOTE


« 20 West 48th Str.
Cher d'Astier, j'aurai besoin de quelques 5 à 7 et 11 à 3 pour vous faire part de trop d'épisodes, plus faits pour le plaisir de mes amis que pour le mien. Si vous vous décidez à écrire, mauvais ami, répondez 1) Grace 2) mauvaises habitudes. 3 [mot illisible] et mentionnez les acquisitions récentes. [...]
Entre autres moyens de gagner de l'argent, je vous signale celui de poursuivre en dommages et intérêts (entre $ 25. 000 et 50.000) un écrivain américain Louis Broomfield qui met en scène dans son dernier roman un R.P. d'Astier. [...] ».

1) Rigaut fait allusion à la première femme de d'Astier, Grace Temple Roosevelt (voir lot n° 18). Lui aussi a épousé une Américaine, qui le quitte un an après leur mariage.
2) Rigaut fait allusion ici à sa toxicomanie, cause de sa déchéance à New-York, qu'il quitte après deux ans seulement, un mois après la rédaction de cette lettre. De retour à Paris, il vit dans une maison que lui prête Chadourne (voir lot n° 66), il tente de se désintoxiquer, et se suicide un an après (voir lot n°114).
"Très proches dans les années 20, réunis tant par des amis communs (Chadourne, Drieu, etc.) que par leur pratique de l'opium, les deux hommes, racontera d'Astier, firent une tentative d'expérience homosexuelle qui « tourna court très vite dans un éclat de rire partagé ». Les lettres de Jacques Rigaut sont d'une insigne rareté : Jean-Luc Bitton qui travaille depuis plusieurs années sur sa biographie en a retrouvé moins d'une soixantaine sur les deux continents."

LOT 66


[CHADOURNE, PAUL -- DRIEU LA ROCHELLE, PIERRE -- RIGAUT, JACQUES].
ET PUIS MERDE !
PARIS, LES LIBRAIRES ENTRE LES LIGNES, 1998.


[CADAVRE EXQUIS]

150—180 EUR

DESCRIPTION


édition originale. In-8 (210 x 120 mm), broché.

illustration : 2 photographies hors texte contrecollées.

tirage : exemplaire n° 2, un des 2 sur Japon Hosokawa justifiés par une photo inédite de Chadourne, Drieu, Peignot et Rigaut (tirage de tête d'un tirage total de 152 ex.).

LOT 269

PAPIERS POSTHUMES AVEC UNE PHOTOGRAPHIE INÉDITE PAR MAN RAY.
PARIS, AU SANS PAREIL, 1934.
RIGAUT, JACQUES

200—300 EUR

DESCRIPTION




édition originale. In-8 (212 x 143 mm), broché.

illustration : photographie de l'auteur par Man Ray en frontispice.

tirage : un des 300 exemplaires sur vélin de Montgolfier.

pièce jointe : [Rigaut, Jacques]. Propos amorphes, in Action. N° 4, juillet 1920, in-8 (239 x 187 mm), broché.

CATALOGUE NOTE

Le premier feuillet blanc et le faux-titre des Papiers posthumes ont été lavés. Le faux-titre porte encore les très légères traces d'une inscription effacée.

LOT 267

LES MœURS – DIGESTION (ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE).
PARIS, [LITTÉRATURE N°18, 1921].

RIGAUT, JACQUES

3,200—3,600 EUR

DESCRIPTION

épreuves corrigées, 2 pp. sur 2 ff. in-8 (206 x 134 mm), montés sous protections rhodoïdes. Chemise et étui de percaline verte, titre au palladium (Laurenchet).

pièce jointe : Rigaut, Jacques. Agence générale du suicide. (Roman d'un jeune homme pauvre). Paris, Jean-Jacques Pauvert, collection « Le Lycanthrope (4) », 1959. Edition en partie originale. Il n'a pas été tiré de grand papier.

CATALOGUE NOTE

Ces épreuves corrigées, destinées au n° 18 de Littérature, font apparaître pour la première fois, de la main de l'auteur, le titre définitif de ce texte.


LOT 114


LA VALISE VIDE IN LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE N° 119.
PARIS, N.R.F., 1923.


DRIEU LA ROCHELLE, PIERRE

400—500 EUR


DESCRIPTION


édition originale. In-8 (207 x 140 mm), broché.

tirage : un des 100 exemplaires de tête.

pièces jointes : -Drieu la Rochelle, Pierre. Le Feu follet. Paris, Gallimard, 1931. Edition originale. In-8 (188 x 110 mm), broché, un des 647 exemplaires sur pur fil.
-Drieu la Rochelle, Pierre. Le Feu follet suivi de Adieu à Gonzague. Paris, Gallimard, 1963. Edition en partie originale. In-8 (187 x 111 mm), broché, complet de sa jaquette illustrée.

CATALOGUE NOTE

Texte de 44 pages consacré à Jacques Rigaut (voir les lots 267 à 269) et dédié à Paul Eluard.
L'émouvant Adieu à Gonzague qui clôt la réédition du Feu follet complète et adoucit résolument, La Valise vide. La jaquette de l'ouvrage reproduit une photographie de Maurice Ronet, bouleversant interprète du film éponyme de Louis Malle.

L'intégralité du catalogue (avec les photos des lots) est en ligne ICI

25.3.09

Rigaut si é fermato a Amalfi


Hôtel Luna, Amalfi.

"L'été suivant, je me trouvais en Italie, sur le petit bateau d'un ami dans le golfe de Naples." (Ecrits, Jacques Rigaut) J.R. s'est arrêté à Amalfi... Il est descendu à l'Albergo della Luna, L'auberge de la Lune, un ancien couvent byzantin qui fut la demeure d'Ibsen et de saint François d'Assise.

Ce soir sur France 3, à 20H35, l'émission "Des racines et des ailes" propose : "L'Italie côté sud : Naples, Capri et Amalfi".

22.3.09

L'ami musicien



Qui était cet ami musicien avec lequel Soupault et Rigaut se promenaient à Montparnasse? Merci à François Buot (biographe de Crevel, Tzara et Nancy Cunard) et à François Martinet (directeur des Cahiers Soupault) pour m'avoir signalé cet envoi autographe de Philippe Soupault à Georges Hugnet inséré dans un exemplaire du roman Le Nègre (éditions Kra, 1927), un des lots de la vente d'ouvrages surréalistes proposée par le libraire Claude Otorelo à Drouot le 27 mars 2009 à 14H.


"Un court roman de Philippe Soupault, Le Nègre (1927) fournit un remarquable exemple de cette vision. Son héros, « nègre d’origine inconnue », maquereau, bookmaker, trafiquant de drogue, assassin, sait rire de tout. Il est cruel mais il est libre « parce qu’il n’a pas voulu accepter les “menottes forgées par l’esprit’’ ». Après avoir tué une prostituée nommée Europe, il finit par aller à l’Afrique, ce continent « qui lui est encore inconnu et que seul son sang appelle ». Présenté comme un « réquisitoire contre la civilisation européenne », Le Nègre brode en une langue extraordinaire les espoirs impossibles de la régénération par l’Autre, l’insatisfaction qui sourd de l’incapacité à se perdre vraiment." (Denis-Constant Martin)

10.3.09

Le noir était sa couleur

Accueil à la chapelle du cimetière des Rois

Tombe de Grisélidis Réal

Tombe de Grisélidis Réal

Tombe de l'écrivain argentin José Luis Borges

Grisélidis Réal


L'écrivain suisse Grisélidis Réal est décédée en 2005, à l'âge de 75 ans. Elle consacra sa vie à la défense et à la reconnaissance des droits des "travailleurs et travailleuses du sexe" et à lutter contre l'hypocrisie générale face à la prostitution. Sa dernière volonté (ou dernier pied de nez) d'être inhumée au prestigieux cimetière des Rois à Genève n'avait pas été respectée. Il faudra attendre le 9 mars 2009 pour que ses cendres soient enfin exhumées du cimetière du Petit-Saconnex et transférées au Panthéon genevois. Une reconnaissance tardive de la part de ses compatriotes qui n'a pas été appréciée par quelques notabilités locales et bien-pensantes. La reine des putes dans un cimetière de Rois, ça fait désordre dans le très lisse cimetière helvète qui habituellement n'accepte que des femmes de... Le jour du transfert des cendres, le quotidien la Tribune de Genève titrait en Une "La colère gronde", comme si une foule de féministes hystériques allait déferler sur le cimetière. Prudentes, les autorités avaient même prévu quelques policiers au cas où ça tournerait mal. La cérémonie se déroula finalement dans le calme et l'émotion devant environ 200 personnes qui écoutèrent attentivement les témoignages de ceux qui avaient connu celle qui fut avant tout une femme de lettres (et de coeur), dont entre autres l'ami écrivain Jean-Luc Hennig mais aussi son dernier éditeur Yves Pagès. Puis, sous un ciel pluvieux, les cendres furent descendues en terre accompagnées de quelques roses, à une dizaine de mètres de l'endroit où reposent les restes de l'écrivain argentin José Luis Borges. Une rencontre posthume qui faillit ne pas avoir lieu puisqu'à l'initiative des autorités argentines, la dépouille du célèbre écrivain devait subir également un transfert dans son pays d'origine. La polémique fut de courte durée, Borgès pourra continuer à reposer en paix aux côtés de la "putain révolutionnaire", une compagnie qui ne doit pas lui déplaire. Parfois, les vivants font bien rire les morts.


Avant de mourir, Grisélidis Réal avait écrit son propre éloge funèbre :

"En écoutant de la musique (sud américaine) et du Chianti à portée des lèvres. Et d’abord, je vous interdit de pleurer !! Riez, oui, souriez, gueulez, ou taisez-vous à cette évocation de cette vie qui fut mienne et qui restera, à jamais, enterrée… l’heure venue. Oui j’ai vécu, et j’ai surtout CREVE, bien avant l’heure, de tout : crevé de faim, de l’absence de père, d’une mère trop sévère et pourtant trop aimante, crevé de tuberculose, d’échecs scolaires, d’angoisse devant la police, des marches la nuit pour trouver du fric, crevé d’amour (oh mes amours ratées, assassinées par la morale, par la soif immense du manque de l’autre et de soi-même, mutilées par l’inconnaissance…). Oui j’ai eu quatre enfants, par hasard car à l’époque la pilule n’existait pas, et j’ai été onze fois enceinte, et toutes les larmes du monde ne ressusciteront pas ces pauvres embryons innocents massacrés à coup d’avortements et de fausses couches plus ou moins officiels et sanglants, le dernier en prison. Qu’on me pardonne : la planète est déjà surpeuplée, 40’000 enfants meurent chaque jour de faim ou de mauvais traitements, sauvez-les donc au nom de Dieu !! Ce Dieu auquel je ne crois plus, il y a trop d’horreurs, de guerres, de tueries… Moi qui ai 70 ans, qui vais donc bientôt crever d’avoir trop crever, et trop vécu sans doute… Trente ans de prostitution, ça marque, ça use le corps et l’âme et vous donne pourtant un immense amour de la vie, et du respect humain des souffrances de l’Autre, de sa solitude, de son désespoir d’être privé de femme et de tendresse, de ses propres échecs qui rejoignent les vôtres, et si l’Au-delà existe, je souhaite y danser sur des musiques tziganes, boire des alcools merveilleux, et retrouver mes hommes, ceux que j’ai aimés, ceux que j’ai haïs, aidés, soulagés, espérés, attendus, refusés, réconfortés et portés par dessus tous les préjugés, les tabous, les hypocrisies de cette morale malade et inhumaine dont je n’ai pas crevé, je m’en suis simplement évadée vers plus de liberté au péril de ma vie. AMEN "


Reportage vidéo :

Témoignage de Jean-Luc Hennig


Témoignage de Yves Pagès




Inhumation


8.3.09

"Love to be sold"


Jacques Rigaut au début des années 20.

ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE

On n'a fait tant de place à l'amour que parce qu'il dépassait en utilité le reste des choses. A mesure que l'argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l'amour. - On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. - Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu'il y a des gens qui sont riches. L'argent des autres m'aide à vivre, mais pas seulement que comme on suppose. Chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d'un quart d'heure. Plutôt que de saluer les corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls Royce.

Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m'y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu'il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c'est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n'y a pas 36 façons de penser ; penser, c'est considérer la mort et prendre une décision. - Autrement, je dors. Eloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l'imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c'est près de vous que j'imagine une existence satisfaisante. Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogismes, - les chercheurs de sommeil.

Quand je roule dans ma n HP, que les poètes prennent garde, qu'ils ne s'attardent pas sur les refuges des avenues, sans quoi je pourrais bien en faire quelques faits-divers ! Ce penseur dédaigne les dollars, bien sûr ! il tient dans sa main des réalités aussi immédiates, bien sûr ! En attendant, il est là, sur un trottoir, un numéro à la main, sollicitant une place dans un autobus, P. 11 et comme je passe près de lui dans ma voiture et que je souris de plaisir en l'éclaboussant, lui et quelques autres mal nourris, il murmure :

- Imbécile !

- Toi même ! je dors. Toi, dans ton bureau, tu t'irrites ou tu t'ennuies, tu penses à la mort, sale victime ! L'amour, ton intelligence ! tout de même, on se laisser aller à quelque indulgence pour ces femmes, quand on se rappelle quels rivaux elles ont donnés à leurs poètes d'amants ! Attendez un peu que je sois l'homme le plus riche du monde et vous verrez qui sera préposé aux ignobles besognes chez moi ! Taisez-vous ! Les penseurs panseront mes autos ! Riez maintenant ! Ne sentez-vous pas le mérite de mes millions ; qu'ils sont la grâce ? J'aurai enfin la première balance exacte ; je sais le prix des choses, tous les plaisirs sont tarifés. Consultez la carte. Love to be sold. Me voici assuré contre les passions ! Le consentement des gens, je m'en passe, et si les sacrifices et l'à contre-coeur le remplacent, je me frotte les mains.

Un homme qui me veut du bien, mais qui a vingt ans de plus que moi, m'offrait comme moyens d'existence, afin de ne pas m'écarter de cette vie spéculative pour quoi j'avais témoigné tant de dispositions, tu parles ! de classer des fiches dans une bibliothèque et de composer une anthologie des pensées d'un grand capitaine ou d'un monarque. D'effarement, je ne pus répondre à ce brave homme que j'espérais bien passer en Cour d'Assises avant d'en être réduit à de pareils travaux. Dieu soit loué ! il y a la Bourse, dont l'accès est libre même à nous qui ne sommes pas juifs. Il y a d'ailleurs bien d'autres façons de voler. Il est honteux de gagner de l'argent. Comment les médecins peuvent-ils ne pas rougir quand un client pose un billet sur leur table. Dès qu'un monsieur se met dans le cas d'accepter d'un autre quelque argent, il peut s'attendre à ce qu'on lui demande de baisser son pantalon. Si on ne rend pas de service bénévolement, pourquoi en rendrait-on ? Je vois bien que je volerais par délicatesse.

La petite V vient d'épouser un riche garçon ; elle l'aime. Ce n'est pas son argent qu'elle aime, elle l'aime parce qu'il est riche. La richesse est une qualité morale. Les yeux, les fourrures, la santé, les jambes, les mains, la 12 Packard, la peau, la démarche, la réputation, les perles, les parti-pris, le parfum, les dents, l'ardeur, les robes qui sortent de chez le grand couturier, les seins, la voix, l'hôtel Avenue du Bois, la fantaisie, le rang dans la société, les chevilles, les fards, la tendresse, l'adresse au tennis, le sourire, les cheveux, la soie, je ne fais pas de différence entre ces choses, et aucune d'entre elles n'est moins capable de me séduire que les autres.

P. 12 On n'a jamais vécu que de possibilités et c'était tout de même autre chose que le balcon de Juliette, ce petit cube bleu qui circulait - à des épaisseurs variables - d'un joueur à l'autre sur le tapis vert de la salle de Baccara. Un gros coup. Autour de la table, les visages fonctionnaient au ralenti, les sourires se déclanchaient avec peine, puis s'immobilisaient des doigts qui tremblaient. J'ai deviné ce qu'était le respect quand j'ai vu, au petit matin, cette femme qui emportait dans son sac plusieurs années d'insolence, rencontrer sur la route, en sortant du casino, les pêcheuses de crevettes, qui revenaient de la mer, mouillées, chargées de filets, les pieds nus.

Jeune homme pauvre, médiocre, 21 ans, mains propres, épouserait femme, 24 cylindres, santé, érotomane ou parlant l'Annamite. Ec. Jacques Rigaut, 73, bld Montparnasse, Paris VIe.

Jacques RIGAUT.


Texte publié dans la revue Littérature en mars 1921

3.3.09

Vertige


Le saut dans le vide by Yves Klein, 1960.

Il jubile. Une brune aux lèvres, une blonde à la main, Yukio Shige se pose quelques instants. Assis face à un minuscule téléviseur, il boit les paroles d’un député qui interpelle le Premier ministre japonais, Taro Aso. «Avez-vous l’intention d’écouter les bénévoles qui travaillent à Tojimbo ?» harponne le parlementaire. Tojimbo ? Un site superbe de majestueuses falaises qui s’abîment dans une mer du Japon écumante, à 400 km au nord-ouest de Tokyo. Tous les ans, 900 000 touristes se pressent sur ces hauteurs glissantes fouettées par les embruns, avant de regagner leur bus.

Pour d’autres, Tojimbo est un terminus. Ils attendent le crépuscule, puis se jettent dans le précipice quand le soleil sombre dans les flots noirs. En dix ans, 257 personnes ont fait le saut fatal. Le «bénévole» Yukio Shige n’a pas pu les rattraper. Et la colère qui anime depuis cet ancien policier reconverti en vigie tenace alimente un activisme communicatif. «C’est un homme précieux dans la prévention du suicide, qui a su se bouger tout seul dans son coin. Un type que les collectivités locales devraient soutenir», salue Yasuyuki Shimizu, le directeur de l’ONG Life Link qui fait autorité au Japon.

Trop longtemps, autorités locales et gouvernement japonais ont refusé de voir que Tojimbo, petit port de pêche paisible, était devenu une destination morbide dans ce pays qui bat de funestes records : 33 000 suicides en 2007 (trois fois plus qu’en France), 90 par jour en moyenne ! Alors aujourd’hui, Yukio Shige n’est pas mécontent d’entendre le nom de Tojimbo résonner dans les travées de la Diète, le Parlement nippon. Le mérite lui en revient.

Il s’amuse devant les volontaires de son ONG réunis en communion silencieuse devant le petit écran : «Vous croyez que je dois maintenant me rendre à Tokyo pour aller convaincre les élus ?» Raillerie et défiance. Shige tient presque une revanche. Lui qui a déboursé de sa poche 3,3 millions de yens (27 000 euros) - «sans un yen d’aide publique» - pour créer son ONG dans un modeste deux pièces. Lui qui parcourt avec ses jumelles le kilomètre et demi de crêtes pour dissuader les candidats au suicide. Lui qui s’enorgueillit d’avoir sauvé du gouffre «175 personnes depuis quatre ans et neuf mois». Le dernier en date, il l’a récupéré au bord de la falaise le 26 janvier. «Il neigeait, il faisait froid, la mer était démontée, la nuit tombait.» Cet homme de 38 ans venait d’être remercié de son emploi d’intérimaire. Shige a appelé ses parents et l’a remis dans le train avec quelques yens en poche et une bonne dose de réconfort. Trois jours plus tôt, «Monsieur Attends-Une-Minute» - le surnom de Shige, qui use de cette expression pour empêcher les suicides - avait ferré un autre déboussolé, de 23 ans. Seul et pareillement viré à la fin de son contrat. Il est aujourd’hui dans les murs de l’association, en quête d’un toit et d’un job. Shige le couve du regard sans condescendance, ni misérabilisme. Pour lui, Shige est d’abord l’un des 77 volontaires de son association.

A 65 ans, l’ex-policier à l’allure altière n’est pas du genre à se morfondre. «Il n’est jamais dans la complainte ou l’attente, juge Yasuyuki Shimizu. Par ses actions, il a encouragé beaucoup de gens à s’engager.» Cet amateur de saké, père de quatre enfants, est un jouisseur revendiqué de plaisirs simples : randonnée, escalade en altitude, repas en famille ou entre amis. Capable de s’octroyer chaque mercredi un jour de «respiration» pour enchaîner longueurs de piscine, parties de jeu de go ou marches sur son saxophone ténor. C’est peut-être l’une des forces de ce sage respecté par un bon nombre de Japonais.

On s’étonne de voir un policier métamorphosé en travailleur social. Inclination philosophique ? Démarche spirituelle ? Shige balaye tout d’un revers de main, comme il nie tout passif familial douloureux. Une lettre d’un couple âgé reçue en 2003 l’a bouleversé. Il s’agissait d’un mot d’adieu adressé à celui qui les avait sauvés à Tojimbo cinq jours plus tôt en les remettant aux autorités. Puis le couple avait rebondi de bureaux en guichets, de villes en villages, avant de s’entendre dire : «Si vous voulez mourir, allez-y, mourrez.» Ils s’étaient pendus. Shige n’a «jamais pardonné».

Retraité, il fonde son association en mai 2004. L’ange gardien aux larges épaules ramassées dans une chemise de bûcheron n’a pas troqué ses quarante-deux années de service contre un repos bien mérité, synonyme de mort lente. «Je m’active un peu pour éviter de devenir sénile», rit-il. Le portable pendu autour du cou sonne sans arrêt. Il reçoit déchaussé sur un tatami qui fait office de bureau, impressionnant de calme et d’écoute. Sans donner l’impression qu’il charrie à longueur de journée de la souffrance. Le gâteau de riz, traditionnellement servi chaud avec du radis blanc, attend dans l’arrière-cuisine. C’est le plat qu’il offre à ceux qu’il ramène du gouffre, après les avoir approchés doucement. «Tous sont dans l’attente d’une aide, d’un mot. Souvent, quand je leur dis bonjour, ils éclatent en sanglots.»

Yukio Shige tient un agenda précis de ses activités tous azimuts, sans jamais jouer au comptable fataliste de l’hécatombe nationale. Il enrage surtout contre «les administrations qui portent une responsabilité criminelle». Comprenez les autorités municipales qui ont «refusé l’installation de signaux et l’organisation de tours de garde pour ne pas nuire à l’image de Tojimbo. Les électeurs ont eu le dernier mot», note perfidement Shige, qui ne boude pas pour autant le chemin des urnes. Il est aussi véhément avec les agences touristiques qui exploitent sans vergogne le filon malsain du «circuit mystérieux». Lisez : sur la piste des suicidés. Et combat «les pousse-au-suicide : les usuriers, les managers, les enseignants, les patrons qui abusent de leur pouvoir».

Ce discours porte à peine dans un pays qui, vaille que vaille, persiste à ériger la valeur travail en indépassable raison d’être. Depuis dix ans, le Japon ne trouve pas la parade aux suicides massifs dont les causes ont moins à voir avec la tradition du seppuku - le rituel suicidaire des samouraïs - qu’avec les effets délétères d’une crise économique qui s’aggrave et mine une société par ailleurs en désarroi existentiel. La crise fournit déjà de nouveaux bataillons de suicidés que Shige voit débarquer.

Resté dans l’âme un fonctionnaire méticuleux, cet homme issu d’une famille ouvrière de Fukui (ouest) défend l’idée d’un service public à la personne. On dira que c’est son côté boy-scout. «La vie des Japonais est un atout précieux, c’est le trésor de ce pays, dit Yukio Shige. On ne peut pas tolérer ce qui se passe. Une partie du travail de la police consiste à protéger les gens.» Inutile de préciser que l’ex-responsable du poste de police n’entretient «pas vraiment de bonnes relations» avec ses anciens collèges. Ils n’ont pas été mécontents de voir partir l’empêcheur de tourner en rond qui les avait plongés dans l’embarras en rendant public les statistiques policières des suicidés à Tojimbo. Mais ils ne se doutaient pas que Shige les enquiquinerait encore plus une fois retraité.

Arnaud Vaulerin / Libération 03/03/2009