7.8.10

Cravan is back in Switzerland



Bastiaan Van der Velden, universitaire, chercheur et commissaire d'exposition, mais surtout passionné de Cravan, organise une exposition à Saint-Gall (Suisse) consacrée à l'enfance du poète-boxeur aux cheveux les plus courts du monde. Cette exposition qui proposera des documents inédits se tiendra au musée Point Jaune de Saint-Gall entre le 9 septembre et le 3 octobre 2010.

6.8.10

Palentête



Dans sa critique du dernier film de Christophe Nolan, Jean-Luc Douin évoque (entre autres) Rigaut. Le journaliste du Monde fait allusion à la fascination de Rigaut pour les opportunités et paradoxes qu’offre le voyage temporel. Breton témoignera dans ses carnets de l'enthousiasme de Rigaut à l'idée d'aller revivre le passé pour mieux le manipuler : "Il pense qu’en allant assez vite dans le sens opposé au mouvement de la terre, on pourrait revenir en arrière, arriver au temps de César, à la Genèse. Il en tire toutes sortes de conséquences merveilleuses : dans un lieu où l’on a déjà passé on se retrouverait à un autre âge, aux pieds de la même femme par exemple, et que l’on pourrait devenir jaloux de soi-même."

JLB

"Inception" : blockbuster cérébral

Inception signifie "origine", éclosion d'un événement qui va en générer d'autres en écho. Des émotions dont Christopher Nolan explore la figuration dans les arcanes du cerveau. Le chaos mental est l'un des principes de ce film d'action qui mixe la stratégie d'un gang spécialisé dans l'espionnage industriel et les troubles psychopathologiques de son chef. Orchestrateur de ce voyage dans les neurones et observateur des mécanismes de défense qui s'y déclenchent comme une sirène d'alarme, le cinéaste brouille le réel et le rêve, leur octroie à chacun des critères temporels différents.Auteur de ce scénario infernal qu'il met en scène avec un tel sens du détail dramaturgique que nombre de spectateurs auront à coeur d'aller voir Inception plusieurs fois, Christopher Nolan imagine les exploits d'un "extracteur", un type qui s'introduit dans les rêves de ses proies pour leur voler des secrets enfouis au fond de leur subconscient. Le voilà chargé par une multinationale de faire l'inverse : plutôt que de dérober une idée, il s'agit d'en implanter une dans l'esprit d'un individu, comme un ver dans un fruit. Glisser l'inception susceptible de pousser un puissant patron à changer ses plans.

Construite sur le principe des histoires en abyme, obligeant ces étranges espions à imaginer les décors déroutants de leurs plongées oniriques et à emboîter plusieurs rêves les uns dans les autres, cette intrigue est de nature à combler les tenants du spectacle à l'hollywoodienne. Truffée d'effets spéciaux, elle donne lieu à des jeux de miroirs sous le métro aérien parisien, une poursuite échevelée dans les ruelles de Mombasa au Kenya, des constructions virtuelles qui s'écroulent, des pieds de nez à l'équilibre, marches au plafond, combats en apesanteur, final à la James Bond, suspense crispant.

Les admirateurs de Christopher Nolan y retrouvent le goût du dédale, la succession de flash-back, les décalages de niveaux de réalité et le désordre psychologique lié à l'amnésie qui faisaient le succès de son premier film, Memento (2000), ainsi que sa propension à faire de Batman un justicier tourmenté (Batman Begins, 2005, et The Dark Night, 2008). Car Cobb est hanté par une douloureuse épreuve intime, poursuivi par une épouse décédée qui surgit dans ses songes pour saboter ses missions.

"Ces rêveurs assis"

Ils découvriront un démiurge machiavélique que n'eurent pas renié les surréalistes. Nous ne sommes pas loin ici du Je t'aime, je t'aime d'Alain Resnais et Jacques Sternberg (1968) où un homme voyage à travers le temps en égaré, cobaye d'une expérience perturbée qui lui fait croiser une fille cafardeuse qu'il prétend avoir tuée. Dans Inception, Mall, la femme fatale (Marion Cotillard), est la Nadja de Cobb, une créature quasi fantasmatique qui prend le rêve pour le réel (et inversement), multiplie les appels de détresse, perd la raison jusqu'à sauter dans le vide pour retrouver l'amour de sa vie. Surréaliste suicidé en 1929, Jacques Rigaut était pareillement certain de n'être qu'un fantôme, persuadé qu'en remontant le temps il redeviendrait lui-même.
La minutie avec laquelle Christopher Nolan peint la mise en place des séances de sommeil collectif nous replonge dans les expériences hypnotiques planifiées chez André Breton, où Robert Desnos remplissait le rôle du médium aux yeux fermés.

Comme dans Inception, ces séances destinées à explorer les rêves de chacun entraînaient des désordres sensoriels et états impulsifs. L'idée de Breton était que ces rêves harmonisés en "vases communicants" étaient de nature à résoudre certaines difficultés de la vie. Exista même avec un certain Hervey de Saint Denys (1822-1892) la notion de "rêve dirigé" : ce sinologue prouva que l'on pouvait se créer les rêves de son choix, par exemple rêver d'une région après s'être endormi en aspergeant son oreiller d'un parfum qu'il y avait acquis.

Dans Inception, on n'est pas près d'oublier ce plan, fixant des corps endormis flottant dans un virtuel cosmos. C'est l'image même des spectateurs de cinéma, candidats à rêver ensemble, dans une même salle. Ces "rêveurs assis, disait Desnos, sont emportés dans un nouveau monde auprès duquel la réalité n'est que fiction peu attachante."

Jean-Luc Douin, Le Monde du 21/07/2010



3.8.10

La suicidée de la société



Voici un très beau texte de Maurice G. Dantec à propos du suicide de l'écrivaine Nelly Arcan (1973-2009). Les textes pertinents sur le sujet sont trop rares pour ne pas les saluer. JLB

Nelly Arcan : l'étincelle et les extincteurs

Du suicide de Nelly Arcan, et de ses causes probables dans le monde qui l'avait créée.

Il existe deux manières de succomber au nihilisme. La première consiste à s'en faire l'esclave soumis et fier de l'être, adoptant d'instinct la posture du rebelle qui va de pair, et avalant avec délices toutes les couleuvres que la « post-modernité » lui présentera, pourvu que cela soit confectionné avec des ingrédients « verts » et « éthiquement présentables ».

La seconde se termine plus tragiquement, elle résulte d'un combat perdu d'avance contre la fondation de toute forme de nihilisme : désirer rejoindre le néant, pour s'affranchir de la Faucheuse qui a pris possession de la « vie », mais en se jetant sur sa lame.

Il faut bien comprendre l'aspect paradoxal de ce désir thanatique, il ne s'agit pas en effet d'une quelconque « pulsion suicidaire » comme les magistrats psychanalytiques tentent de nous le faire accroire. Il s'agit bien plutôt d'une tension constamment exercée entre la spirale descendante d'un « dégoût de la vie », résultant tout autant d'expériences personnelles que de leur mise en relation avec l'univers social, et l'aspiration secrète, invisible, indicible, à une authentique illumination.

Nous allons voir comment cette aspiration s'avère au final la dernière boucle du piège que le relativisme intégral aura tissé dans les esprits, durant le temps, précisément, de la vie passée sur cette Terre par Nelly Arcan .

Le premier mensonge que la société québécoise post-modernisée est en train d'élaborer, c'est qu'elle n'est absolument pour rien dans cette « mort volontaire » (c'est en effet le mot juste), et surtout qu'il s'agit là de la « mort d'un être humain », entendez : comme tous les autres.

Un « être humain » comme vouzémoâ, avec ses pulsions maladives, ses problèmes personnels et professionnels, relationnels et intimes, bref, ce mensonge a pour but d'ôter toute singularité à ce qui fore le mystère du suicide d'un écrivain. Car c'est en tant qu'écrivain que Nelly Arcan a été « suicidée » ; comme le dit fort justement, et dans une perfection lapidaire, une certaine CalamitySandrine sur un blog québécois où j'ai vainement tenté de discuter, « on l'a tuée de sa propre main ». Mais comment cette société, qui a produit les conditions suffisantes et nécessaires à l'émergence puis à la disparition d'un tel écrivain, aurait-elle le cran de se regarder bien en face, dans le miroir de ses constantes trahisons ?

Le blog en question est à ce titre tout à fait représentatif de cette tendance, j'oserais dire cette force d'attraction collective vers la pop-psychanalyse, l'humanisme new-age, l'égomanie consensuelle et le syncrétisme post-moderniste, on est ici pour verser quelques larmes, en précisant parfois que l'on n'a rien lu d'elle (quel intérêt, en effet, s'agissant d'un écrivain ?) et s'offusquer dès lors que l'on ose remettre en question le « modèle québécois », qui est précisément le seul et unique responsable de cette mise à mort dont il s'agit de supprimer toute la singularité en la mixant aussi vite que possible dans le « moule démocratique ». Cet appendicule de la sphère Internet aura forgé sans le savoir la nécessité d'écrire ce texte, tout autant qu'il aura servi de test « en temps réel » des formes diverses et variées qu'a prises le néo-conformisme démocratique. Pour un blog se dénommant sans rire "carnet résistant", c'était disons... cohérent avec l'époque.

Je me doute bien que le sort d'une écrivaine canadienne, comme il se dit ici, même québécoise et francophone, aura peu de chances de bouleverser les rédactions parisiennes, quoique, justement , le Québec post-moderne des années 2000 se met à avoir la cote chez nos hommes politiques et intellectuels. Elle aura eut droit, n'ayez crainte, à sa rubrique nécrologique et commémorative dans quelque page culturelle d'un ou plusieurs de nos « grands quotidiens nationaux », à peine moins qu'ici même.

Ce qui compte, en ce cas précis, c'est le nombre exact de poncifs bien-pensants et de critiques préformatées qui auront été pondus à la chaîne, par les sicaires de la presse ou les baronnets de la Blogosphère, pour occulter le fait que ce sont eux, qui formatent la structure de la parole au service du vide, qui sont les plus directement impliqués dans le meurtre, par victime interposée, de Nelly Arcan.

Autant dire dans son sacrifice.

C'est étrange, les meilleurs écrivains québécois finissent inévitablement par se donner la mort; Michel Tremblay les enterrera tous.

Hubert Aquin, dernier génie littéraire national, et nationaliste de la première heure, se suicide lors de l'accession du Parti Québécois au pouvoir en 1976.

Nelly Arcan, une bonne génération plus tard, se donne la mort alors que le post-modernisme relativiste et multiculturaliste est à son sommet.

Ne cherchez pas, c'est le "hasard".

Tout le monde s'entend - en tout cas - à vouloir effacer la singularité de ce "suicide", qui n'est surtout pas lié à son existence d'écrivain. Cela demanderait à ce qu'on lise ses livres, pour commencer, effort semble-t-il hors de portée, les commémorations larmoyantes sont plus aisées, et permettent d'évacuer au plus vite l'essentiel.

Ce qui "compte" ce sont les "conditions objectives" de son suicide, c'est à dire ce qu'IL Y A DE COMMUN à TOUS LES ACTES SUICIDAIRES.

Chacun y va de son pathétique credo, les précédentes "tentatives", les immanquables "pulsions" de la circuiterie pop-psychanalytique, les "prédispositions" diverses et variées, les "peines d'amour", je passe rapidement sur les invocations pompeuses de "dépressions chroniques", voire de "psychose", jusqu'aux "problèmes financiers", sans oublier l'alcool, le sexe, les drogues, ne manque que le rock'n'roll.

Toute la société québécoise, ses médias en tête, a décidé d'aplanir ce qui fonde la singularité d'un écrivain, soit son jeu permanent avec les limites de sa propre destruction. Elle a refusé de comprendre les multiples contradictions qui fondaient son existence unique. Elle fera donc de Nelly Arcan une tragique icône pour tabloïd "intello", et personne ne se sera posé les vraies questions : non pas pourquoi, ni comment ?

Mais par qui ?

Et pour combien (d'exemplaires) ?

La société "démocratique" aura une nouvelle fois fait valoir les droits de la masse, qui se reconnaîtra dans ce portrait falsifié, et pourra continuer de dormir, en attendant le prochain vol orbital de Guy Laliberté et de son nez rouge.

Nelly Arcan, comme tout authentique écrivain, n'était pas qu'une seule personne, elle était non seulement plusieurs, mais elle était à la fois TOUTE personne possible et PERSONNE.

Ceux qui l'ont «suicidée », ses "éducateurs", les officines de la Médiature, la (dé)génération nihiliste qui lui a donné le jour, tous ont toujours su ce qu'ils faisaient en l'instrumentalisant comme "reine de l'autofiction trash" : en l'emprisonnant dans ce qu'elle paraissait être, y compris à ses propres yeux, on était certain de faire en sorte qu'elle ne devienne jamais ce qu'elle était, comme Nietzsche l'aurait probablement dit.

Je n'écris pas ce texte pour allonger un dithyrambe posthume de plus, et pas plus pour considérer cette mort avec le mépris convenu des écrivaillons du 6° arrondissement, ou de je ne sais quel cours de cultural studies , je vais au contraire m'efforcer de démontrer comment, simultanément, Nelly Arcan était un authentique écrivain, c'est à dire un être en devenir, tout autant que l'instrument pas totalement involontaire du "piège" dans lequel elle était enfermée, avec l'aide "désintéressée" des médias (dont celui qui l'avait embauchée), en répondant aux attentes d'un public amateur de "transgressions autofictionnelles", avant, précisément, face au mur du réel, de changer de direction, et de n'être plus comprise, ni suivie par les critiques en vue.

Cette jeune femme était à l'image de l'époque, elle en était son clone, et elle le savait. Ses chirurgies plastiques n'étaient que la conséquence d'une profonde perte d'identité - liée aux nouvelles formes normatives post-modernistes - et ces précédentes tentatives de suicide démontrent, si besoin est, qu'elle avait outrageusement conscience du terrible VIDE que la génération précédente, celle qui lui a "appris" la littérature à l'Université (!), lui avait laissé comme legs.

Prise dans cet étau insoutenable, sa "conscience" d'écrivaine ( c'est à dire double par nature) ne pouvait finir que par imploser. C'est pour cette raison que j'affirme sans ambiguïté que c'est bien la société dont elle était la paradoxale image (sur)vivante qui l'a faite disparaître. Comme Hubert Aquin fut "suicidé" par le social-libéralisme indépendantiste de la société québécoise des années 70.




C'est par ses livres bien sûr, que l'on a une chance de pouvoir comprendre la destinée de cette jeune femme, éliminée par la société dont elle était un des produits les plus aboutis tout autant qu'un pôle de résistance inconscient.

Mais c'est moins par leur contenu manifeste que par leur contenu latent. En fait, lire un livre de Nelly Arcan relève d'une bizarre expérience apophatique, ce qui est dit orbite autour d'un abyssal vide ontologique qui est à chaque fois le secret littéraire de l'ouvrage, son secret, donc son axe.

Dés la parution de son premier roman, Putain, tout était en place pour la grande bouffonnerie du monde de la Culture, en quête continuelle d'une idole à consommer, jusqu'aux cendres si possible. Le livre de Nelly Arcan tombait à pic pour les pigistes nécessiteux de la critique « subversive », il arrivait en pleine vague « trash » et au moment où les « autofictions » en vogue, de Catherine Millet à Christine Angot, se focalisaient principalement sur les positions du Kama-Sutra à adopter avec tel ou tel éditeur ou écrivain à succès sur la banquette arrière d'une voiture de location.

Mieux encore, elle s'offrait ainsi aux petits jansénistes du web qui, s'autobombardant « défenseurs de la littérature », s'empressèrent de l'assimiler avec les nouvelles figures « féminines » de cette écriture « transgressive », qui n'est rien d'autre que la panoplie phantasmatique bourgeoise adaptée aux moeurs de notre époque sexuellement « libérée ».

On a beaucoup glosé sur ce livre mais tout le monde s'entendit pour y voir « un cri de haine contre la gent masculine, doublé d'une haine de soi et d'un profond désespoir ». Personne ne sembla prêter attention à la tension dont je parlais plus haut, et qui naissait d'un quatrième terme. Ce terme, c'est l'écriture. C'était tout ce qui tentait justement de résister à la haine et au désespoir, c'est à dire au nihilisme ; cette tension se faisait jour dans l'écriture disais-je, donc par la pensée en mouvement, mais on n'en était encore qu'aux premières secondes post-natales, il s'agissait déjà pour Nelly Arcan de se réapproprier son oeuvre et son destin d'écrivain, convoités par tout les réducteurs de têtes de la culture et de la communication.

Avec la parution de son second roman, Folle, le processus de digestion par l'estomac du monstre culturel franchit un seuil qualitatif. Ce livre présente en effet comme sous une lumière chirurgicale tout ce que le premier avait jeté dans le chaos de l'électricité nocturne. Pourtant, déjà, Nelly Arcan sut jouer d'un paradoxe croisé : la vie d'une escort-girl est au final plus fatalement « réglée » que celle d'une jeune femme en quête de beauté et en proie au terrifiant conformisme de la « société normale », dans laquelle la seule issue est le pathos, alors que la seule maladie réelle c'est précisément cette société, capable de fabriquer celle qu'elle avait traversée dans le premier roman. Peu de « critiques » ont me semble-t-il perçu ce lien mystérieux et pourtant si visible entre les deux ouvrages. L'autofiction semblait vouloir se libérer de sa gangue systémique, certains parlèrent même de « poésie », de petits profs subventionnés lui accordèrent un satisfecit en maîtrise de la langue française, on vanta une « narration » plus construite, mais c'était évidemment pour mieux la confondre avec ce qu'elle pensait être, pour l'identifier avec l'image collective/objective qu'elle se fabriquait d'elle-même, tout autant que l'image subjectivisée que le socius lui renvoyait, avec pour objectif d' encadrer sa littérature naissante dans les schèmes de la « critique » contemporaine, qui n'aurait plus qu'à débiter à l'avance ses saucisses de poncifs universitaires.

Comme d'habitude, celle-ci manqua l'essentiel, c'est à dire la naissance d'une tragédie.

Désormais la tension exercée par l'écriture se faisait plus sensible, quelque chose résistait au récit lui-même, et surtout résistait à l'écrivain elle-même. En fait quelque chose résistait de l'intérieur à sa propre écriture.

Cela ne pouvait conduire qu'à une crise - krisis, changement - c'est à dire à une authentique catastrophe ontologique, qui est ce moment ineffable où l'écrivain se découvre un être libre.

Le moment le plus dangereux pour tout être humain, en particulier lorsqu'il s'est assujetti au verbe.

La Vérité nous rendra libre, nous apprennent les Saintes Écritures, c'est pour cette raison que la Vérité ne l'est pas. Elle est non seulement le point nodal de toutes les contraintes du Monde Créé, mais elle est aussi la lumière qui se transfigure et s'incarne, jusqu'à l'état de dénuement le plus extrême.

La Vérité gît au fond d'une cellule, ou saigne suppliciée sur une croix, si elle illumine c'est parce qu'elle prend sur elle toutes les ténèbres du monde. Si elle peut nous offrir la liberté c'est grâce au sacrifice qu'elle a consenti de la sienne propre.

La littérature est un lointain reflet de cette étincelle paradoxale ; écrire ne consiste pas à exprimer quelque chose venant de soi, mais à imprimer sur ce soi tout ce que le Cosmos est en mesure d'offrir et d'inventer à chaque instant.

L'écrivain n'est pas un haut-parleur, sauf celui qui aboie avec ses maîtres, l'écrivain est une machine d'enregistrement, de décodage, une machine « en-statique » qui aspire l'univers vers elle, telle une « boîte noire », plutôt que de diriger son esprit vers les extases fusionnelles avec l'extérieur.

A ce stade des hostilités entre l'écrivain Nelly Arcan et la société qui l'a conçue, la disjonction est déjà opérante, même si chacun des antagonistes n'en a pas encore pleinement conscience. Alors que la Médiature Générale et le troupeau démocratique qui la lit s'entendent pour vanter l'aspect « dérangeant », « intime », « cru » et « violent » de ses deux premiers romans, avec le « désespoir » qui va de pair, Nelly Arcan, lors d'une entrevue donnée à l'hebdomadaire VOIR, laisse percevoir la nature du choc dont je parlais un peu plus haut, cet impact laissé par l'irruption intempestive de la littérature au c½ur du « soi » qu'elle est venue détruire. Pour la première fois depuis son apparition sur la « scène littéraire », Nelly Arcan laisse échapper quelques mots cruciaux qui démontrent qu'elle a déjà compris que toute poésie, et par extension toute littérature, se doit d'être impersonnelle, comme le savait Georg Trakl :

Quand j'écris, je suis dans un état de grande neutralité. Je ne suis pas affectée par ce que j'écris. Je suis facilement affectée par la vie, les choses qui m'arrivent, mais dans l'écriture, il y a une grande distance qui s'installe. Je travaille énormément le rythme, les phrases, pour que le tout soit fluide. Je veux d'abord servir le sens du texte, et non pas une vérité qui serait personnelle.

Personne ne prit acte de la rupture en fait déjà consommée. Personne, d'ailleurs, ne voulut jamais admettre cet état de fait, jusqu'aux derniers instants la conspiration des imbéciles s'acharna à répéter son mantra et à tenter, souvent avec succès, à encager l'écrivaine dans un numéro ou un autre de son Magic Circus culturel.

Pourtant, il suffit à Nelly Arcan d'une soixantaine de pages pour définitivement vitrifier cette critique journalistique amorphe qui, déjà plongée dans son coma générationnel, ne se rendit pas compte qu'elle venait d'être tranquillement irradiée par un « objet » qu'elle ne pourrait comprendre, un « objet » qui la rendrait aveugle ou l'obligerait à coudre ses paupières.

Cet « objet » était un enfant. Un enfant aux miroirs.

Il n'y a rien de plus dangereux qu'un miroir.

Sinon un enfant.




Présenté comme un « conte », accompagné d'illustrations se faisant de plus en plus sombres et étranges au fil des pages, du format d'une nouvelle, ce texte semblait avoir été conçu, consciemment ou non peu importe, pour prendre à revers les dispositifs de la « critique » dont Nelly Arcan avait probablement décelé l'extrême dangerosité, bien plus élevée que celle des milieux interlopes qu'elle avait auparavant fréquenté dans le red light district.

Ce livre était à n'en point douter une forme de piège, un stratagème littéraire renvoyé à la face des petits tacticiens de la vie quotidienne.

Les thématiques de Nelly Arcan s'y révélaient cette fois avec une distance totalement assumée, l'impersonnalité ontologique devenait facteur de fulgurances narratives où la problématique de la falsification identitaire du corps « plastique » se faisait jour comme rapport sens/forme.

On y vit la plupart du temps un récit sur l' « anorexie », les questions soulevées par « l 'usage de la chirurgie esthétique », ou par la « surexposition médiatique » (les journalistes ne savent même pas parler correctement de leur fonds de commerce), certes on fit remarquer les problèmes d' « identité » que l'écrivaine semblait « subir » et « révéler » par son écriture, c'est à dire très exactement l'inverse que ce que cette même écriture était précisément en train de produire, y compris contre la volonté de l'écrivain qui la portait.

Ce que Nelly Arcan ne pouvait savoir à l'époque c'est qu'il était devenu impossible à la critique journalistique québécoise de se dédire. On avait fait d'elle bien plus qu'une « simple » écrivaine (il n'est jamais suffisant d'écrire, pour les cuistres), on l'avait couronnée impératrice de la relève littéraire québécoise, reine de la modernité autofictionnelle, elle avait impressionné Paris, elle était publiée au Seuil, elle était promise à un succès international, il aurait été anti-patriotique, et surtout contraire à ses intérêts bien compris, d'émettre la moindre opinion vraiment négative à son sujet.

Quelques-uns, micro-exceptions à la méga-règle, firent un peu la fine bouche devant l'abandon de ce qui avait permis le succès initial de l'auteur, mais on peut affirmer sans risque de se tromper qu'ils n'étaient que les dociles instruments de la seconde mâchoire du piège socio-médiatique, ils donnaient du crédit (presque) gratuitement à tous les autres et surtout, ils ouvraient subrepticement la porte à l'incompréhension assumée comme telle.

Que l'on ait saisi la dimension spécifique de ce livre importait peu, il fallait continuer coûte que coûte cette comédie pathétique de la petitesse bourgeoise, qui consistait à encenser (ou « critiquer ») l'écrivain non pour son ½uvre mais pour le personnage public que l'on avait fait d'elle et sur lequel tant de personnes avaient investi.

Ce livre, pourtant, marquait l'heure de la rupture intégrale.

A l'autofiction, Nelly Arcan substituait un récit polymorphe, aux limites du fantastique, dans lequel l'invisible prenait corps et où, étrangement, le thème du miroir, ou plutôt des miroirs, comme jeu labyrinthique, et piège à identité, occupait une place centrale.

La fiction, seul véritable vecteur de la littérature, se libérait de son « auto », réflexif et emmurant, ce « self » qui n'a pour raison d'être que de finir détruit par l'écriture, l'imagination n'était plus contenue par la volonté de coller à la soi-disant « réalité » et se permettait dès lors de côtoyer des territoires mystérieux où les technologies cosmétiques du corps-objet dialoguaient avec les abysses forés au c½ur de l'âme de l'écrivain.

Une étincelle se mettait à scintiller pour de bon dans la cellule, un rayon de lumière prenait son autonomie au c½ur de la machinerie humaine socioprogrammée, un départ de feu semblait en mesure de la court-circuiter pour de bon et de faire fondre la carapace de plastique qui séparait encore l' « individu » Nelly Arcan de la phase de « réunification », cette ultime étape de la quête alchimique, celle de tout être humain qui se met à la disposition du verbe.

C'était aussi le moment que le nihilisme préfère.

La Mort pouvait se contenter d'attendre, ce ne serait plus très long maintenant.

La société de la culture dé-singularisée était déjà prête à faire de la disparition de l'écrivain la chronique d'un suicide annoncé, la rubrique nécrologique était déjà dans toutes les têtes.

Elle ne pourrait éviter de s'inscrire dans celle de Nelly Arcan.

Il suffirait que le ciel s'ouvre.

Le sommet bétonné d'un immeuble, à ciel ouvert. La Cité « humaine » perçue depuis le zénith de la parfaite impersonnalité. Un triangle amoureux à la fois tragique et terriblement « banal ». La trahison comme processus de survie, l'amitié comme bourse d'échanges entre les individus aux plastiques métamorphiques. Le regard de l'autre considéré comme chirurgie intrusive. La haine de soi par soi cristallisée en colère « du double » envers le « moi », désormais clairement désigné pour cible. Le mépris des hommes radicalement accompagné de son équivalent féminin, plus de vengeance et ses boucs émissaires, mais la justice dans toute sa terrifiante et universelle implacabilité, la violence de l'écriture désormais distribuée à tout ce qui se dénomme humanité, une rage glaciale quoique tout juste apparente envers les roitelets de la communication et les Miss-Culture de la modernité. La cosmétique générale comme régime universel des ontologies de remplacement, sentiments annihilés donc exacerbés jusqu'à l'ultra violence. Le ciel orageux comme une immense blessure qui englobe le monde et dont l'ouverture, paradoxalement, incarcère ceux qui vivent sous son dôme électrique naturel.

Unité de lieu, unité de temps, unité d'action.

Qui aurait pu se douter un seul instant que l'acte de liberté absolue de Nelly Arcan allait prendre la forme du trinôme multicentenaire de la pure prose classique ?

Pas ceux qui, en tout cas, durent avaler la pilule, si j'ose dire, tout en maintenant un semblant de maintien et de correction à la table des invités.

Certains allèrent jusqu'à susurrer des mots susceptibles d'évoquer, indirectement certes, la notion de « trahison » voire d' « ingratitude », sans comprendre (comment le pourraient-ils ?) que la « fonction » d'un écrivain, s'il en est une, c'est justement de trahir ce monde et de ne devoir strictement rien à personne.

Les plus courageux d'entre eux parlèrent d' « abandon » certains firent même vaguement allusion à une possible « régression », voire, pire encore, de « construction traditionnelle », beaucoup s'accordèrent pour trouver ce livre « moins intéressant » et « moins novateur » que les précédents.

Le titre était déjà tout un programme. Il ne laissait guère de doute quant à la direction empruntée par l'écrivaine. Il était grand temps de la ramener à de plus raisonnables ambitions littéraires.

Il était temps de lui rappeler par qui et pourquoi elle avait été fabriquée.

Il était temps de lui rappeler qu'aucune étincelle de liberté ne résiste à la puissance ignifuge des extincteurs de la Culture.

Il était temps de lui rappeler que ce n'est pas l'immuabilité du silence qui peut condamner un écrivain, mais l'incessante insignifiance des bavardages.




Le moyen le plus sûr pour qu'il ne puisse s'y soustraire est d'une simplicité effarante : il suffit de le convaincre d'entrer dans le club de ceux qui les profèrent, en profitant de cette période de doute insufflée par la société elle-même. Lui offrir une « tribune » dans un journal ou un autre est une des méthodes les plus sûrement éprouvées par les maquereaux du nihilisme alphabétisé.

Peu de temps après la parution d'A ciel ouvert, alors que la critique journalistique poursuivait ses valses-hésitations autour de la « nouvelle Nelly Arcan », l'hebdomadaire gratuit ICI-MONTREAL parvint à l'attirer dans ses colonnes même pas infernales, et le ciel enfin offert se transforma irrésistiblement en une nouvelle cellule carcérale, celle de la presse à poncifs humanitaires, celle des pigistes guévaristes à la petite semaine, celle des « transgressifs » à géométrie phantasmatique variable, celle qui aimait bien Nelly Arcan, mais sous la neige carbonique des idées reçues.

Ainsi Nelly Arcan devint chroniqueuse socioculturelle pour une vulgaire machinerie du nihilisme soft alors même que les cieux littéraires s'étaient enfin ouverts dans l'orage de la krisis ontologique, avaient avalé le monde, et permis à toutes les identités de sa personne de se réunir tout en restant disjointes, bref, au moment où elle était devenue un écrivain à part entière.

Certes, je n'affirmerais pas ici qu'on a voulu sa mort stricto sensu, qu'un complot conscient a déterminé son geste, mais plutôt qu'on a tout fait (ce « on » amorphe et venimeux du collectif anonyme social) pour que ce désir thanatique que j'évoquais au début puisse revenir à l'avant-plan par la voie même qui ouvrait sur l'espérance. L'Agence de Programmation Générale n'est ni vénale ni cruelle, elle ne poursuit aucun intérêt spécifique, elle est la nature même de l'Homme de la Chute, elle est juste la métaphore actualisée de la masse humaine et de tous les moyens dont elle dispose pour faire taire toute singularité émergente.

Nelly Arcan risquait de devenir un être libre. Et elle risquait de le faire savoir. On comprend l'empressement qu'on a mis pour en faire une journaliste.

On comprend pourquoi on a voulu à ce point qu'elle reste dans le camp de la mort.



Maurice G.Dantec, le 10 octobre 2009.


SOURCE : http://www.surlering.com