31.7.11

L'art de ressusciter


Henry Miller and Margaret Neiman, 1942 (Man Ray)


"Sitôt qu'un écrivain meurt, sa vie soudain nous intéresse prodigieusement. Sa mort nous permet souvent de voir ce qui nous était caché de son vivant : que sa vie et son oeuvre ne faisaient qu'un. N'est-il pas évident que l'art de ressusciter (la biographie)masque un espoir et une grande nostalgie?" (Ils étaient vivants et ils m'ont parlé, Henry Miller)

28.7.11

Des nouvelles du Jacques Rigaut suisse


Henri Roorda Le Rire et les rieurs, suivi de Mon suicide, présenté par Eric Dussert — Paris, Mille et une nuits.

Trop rare pour ne pas le clamer sur les toits, on peut aujourd'hui (re)découvrir "Mon suicide", le magnifique texte du pessimiste joyeux Henri Roorda, pour le prix dérisoire de 3,50 €.

Ce mathématicien, originaire de Hollande, est né aux bords du Léman suite à l'exil en Suisse de son père, un fonctionnaire à la retraite, disciple et ami de l'anarchiste français Elisée Reclus. Son fils Henri Roorda reprendra le flambeau libertaire comme professeur de mathématiques au Collège de Lausanne en s'érigeant contre le formatage des jeunes élèves, prônant une éducation ouverte et anticonformiste et écrivant un pamphlet contre l'école autoritaire et lieu d'apprentissage de la docilité : "Le pédagogue n'aime pas les enfants" (1917). L'iconoclastie du professeur ne se limite pas aux salles de cours, il écrit aussi des chroniques drolatiques et irrévérencieuses dans la presse suisse sous le pseudo de Balthasar et réalise quatre Almanach Balthasar où le lecteur retrouve ses billets humoristiques mais également des textes d'Alphonse Allais, de Jules Renard, de Georges Feydeau ou de Tristan Bernard. Au début des années 20, le pessimisme joyeux de Roorda se transforme en amertume, endetté et lassé d'une vie qui lui apporte plus de déplaisirs que de joies, il songe sérieusement au suicide. A l'instar d'Edouard Levé, quelques semaines avant le geste fatal, il écrit son livre ultime, confession bouleversante d'une inadéquation à notre monde où il s'explique de sa décision : "Il m'était impossible de ressembler à ces êtres prudents, patients et prévoyants qui dès l'âge de vingt ans font des provisions pour leurs vieux jours. Pour moi, la vie normale c'est la vie joyeuse. L'individu déraisonnable que je suis ne veut pas tenir compte de toutes les données du grand problème. Je n'étais pas fait pour vivre dans un monde où l'on doit consacrer sa jeunesse à la préparation de sa vieillesse. (...) Je n'ai plus peur de l'avenir depuis que j'ai caché dans les ressorts de mon lit un revolver chargé. (...) J'aime énormément la vie. Mais, pour jouir du spectacle, il faut avoir une bonne place. Sur la terre, la plupart des places sont mauvaises. Il est vrai que les spectateurs ne sont en général pas difficiles. (...)Le moment de mon suicide approche. Je suis tellement vivant que je ne sens pas les approches de la mort. (...) Je me logerai une balle dans le coeur. Cela me fera sûrement moins mal que dans la tête. (...) Il faudra que je prenne des précautions pour que la détonation ne retentisse pas trop fort dans le coeur d'un être sensible." Le 7 novembre 1925, Henri Roorda, à l'âge de 55 ans, se tire une balle dans le coeur. La veille il écrit un billet à un ami : "J'ai tout usé, en moi et autour de moi; et cela est irréparable. Adieu. H.R." Un mois après, son livre posthume paraît en une brochure agraphée à 70 exemplaires avec ce sobre titre : Mon suicide. La presse lausannoise rendra hommage à son professeur en évoquant une "effroyable neurasthénie" et une "mort subite". On dénombra huit personnes à son enterrement.

9.7.11

Mise en abyme (3)



Sur la Toile, on peut suivre les livres en train de s'écrire

En un temps où la curiosité publique pour les coulisses de toutes choses est des plus vives, il est incroyable que l'esprit du making of se soit cantonné au cinéma. Il est vrai qu'on court toujours le risque de tuer la magie d'une oeuvre en dévoilant l'envers du décor. Comme si la création d'un monde n'était qu'une affaire de technique et de "trucs".

Deux grands romanciers s'y étaient pourtant lancés autrefois avec une égale réussite : André Gide avec le Journal des faux-monnayeurs qui parut un an après Les Faux-Monnayeurs (1925), fascinant exercice d'autocritique du roman en pleine élaboration et de l'auteur confronté à ses limites ; et Thomas Mann en publiant le Journal du docteur Faustus, indispensable à qui veut connaître la genèse, la composition, le rapport à l'Histoire et surtout les sources musicales de son roman Le Docteur Faustus (1947). Encore que l'un et l'autre accordent une grande place à leur quotidien (santé, voyages, rencontres, lectures) au lieu de vainement chercher à théoriser l'ineffable ; cela a parfois désorienté les lecteurs avides d'informations sur l'échafaudage de leurs romans, ne doutant pas que ces détails sur leur vie d'écrivain exerçaient une influence souterraine sur leur écriture.

"L'excentré magnifique"

Ces deux diaristes de leur oeuvre ont fait peu d'émules. Sauf à aller voir ailleurs qu'en librairie. Car aujourd'hui, pour cela aussi, c'est sur la Toile que ça se passe. Depuis février 2005, Jean-Luc Bitton raconte sa biographie à venir de l'écrivain Jacques Rigaut dit "l'excentré magnifique", haute figure de Dada, pionnier du surréalisme, suicidé en 1929. Jour après jour, il nous tient au courant de son enquête en nous emmenant dans ses bagages. Passionné par les écrits intimes, il paie sa dette aux journaux de Charles Juliet, Matthieu Galey, Mireille Havet, autant de diamants bruts dans lesquels il dit avoir trouvé un écho à ses propres doutes, même si son écriture est plutôt influencée par les "modestes" comme Bove, Calet, Hyvernaud, Guérin : "Une écriture blanche mais qui vous transperce d'émotion", qu'il retrouve dans les nouvelles de Raymond Carver ou de John Cheever.

Lorsque Jean-Luc Bitton s'est lancé dans l'aventure de ce blog (http://rigaut.blogspot.com), work in progess qu'il qualifie de "livre Debord", il lui a fallu trouver un équilibre entre le récit quotidien de l'enquête et la divulgation d'informations inédites. On est de plain-pied dans le laboratoire du biographe. Pendant des années, il a tout raconté de ses recherches, de ses découvertes et de ses découragements. Archives, documents, photos, le moindre détail y passait. Ce qui n'a pas manqué d'inquiéter son éditeur car, ainsi, l'auteur n'arrête pas de ne pas écrire son livre. Cela fait quelques années que Denoël guette le manuscrit... En fait, loin de parasiter le livre à venir, le journal en ligne l'a stimulé car il fonctionne comme un blog, avec ce que cela suppose d'interactivité : "Certains lecteurs m'ont parfois même apporté des informations qui m'avaient échappé, d'autres m'ont indiqué des pistes à creuser. Il y a là un véritable échange entre l'auteur et des futurs lecteurs, tous reliés par une même attente, celle de la parution", dit-il.

Avant de se lancer en ligne (http://uneteboulevardrothschild.blogspot.com), Gilles Rozier, lui, avait déjà tenu un journal de voyage traditionnel, en publiant Fugue à Leipzig (Denoël, 2005). C'est dans le même esprit qu'il a donc ouvert en juin le blog Un été boulevard Rothschild, adresse de l'Institut français de Tel-Aviv. L'action se situe là entre le 27 juin et le 25 septembre 2008. Le narrateur y est en résidence afin d'y poursuivre l'écriture du roman qui deviendra D'un pays sans amour, à paraître chez Grasset. Mais que ce soit sur papier ou sur écran, La Mémoire du chien de Francis Marmande (Fourbis, 1993), récit d'un voyage au Vietnam, était son modèle avoué.

Les dessous d'une oeuvre

Outre l'envie de faire pénétrer le lecteur dans son atelier, une seule et même intention l'animait : rendre compte d'une expérience intime - celle d'un individu un peu perdu dans une ville qui lui est étrangère, même s'il en connaît la langue - tout en transmettant une vision de la ville et du pays. Il s'est résolument focalisé sur des sujets culturels, ou liés à la vie quotidienne israélienne ; deux ou trois billets sur environ quatre-vingts abordent des sujets politiques. Il n'a ressenti aucun parasitage d'une écriture sur l'autre, consacrant l'essentiel de son temps au roman et les interstices au journal : "C'est une forme qui ne demande aucune préparation psychologique préalable, alors qu'il faut une sorte de rituel pour se glisser dans l'écriture romanesque." Qui sait si ce type de "journal d'un livre" ne va pas donner naissance à un genre en soi. En ligne, bien sûr.

Les dessous d'une oeuvre, c'est bien ; mais l'oeuvre elle-même, c'est mieux. D'un pays sans amour, c'est pour la prochaine rentrée littéraire. Jacques Rigaut, c'est pour bientôt, un jour, certainement. Pour Le Docteur Faustus et Les Faux-Monnayeurs, c'est quand vous voulez.

Pierre Assouline

LE MONDE DES LIVRES du vendredi 8 juillet 2011