19.4.09

Les abstentionnistes


Artistes sans oeuvres, édition 1997


Réédition salutaire d'Artistes sans oeuvres de Jean-Yves Jouannais : "Rigaut, héros dadaïste sans médaille, écrivain rare - dans au moins deux sens du terme -, se contenta d'incarner au mieux, jour après jour, l'idéal de subversion, de distinction qui l'habitait." Livre de référence, passionnant et instructif, sur ceux qui préfèrent s'abstenir, ceux qui inlassablement disent : "J'aimerais mieux pas." L'ouvrage est préfacé par Enrique Vila-Matas qui s'est souvent penché sur ces déserteurs de l'Art.

JLB




«"L’auteur, dans son œuvre, doit être […] présent partout, et visible nulle part", énonçait Flaubert. C’est l’inverse qui nous intéressera en ces pages : que l’œuvre, chez son auteur, soit présente partout, et visible nulle part.» D’abord paru en 1997 et réédité aujourd’hui avec une préface d’Enrique Vila-Matas - le travail de l’Espagnol et celui de Jean-Yves Jouannais étant évidemment liés, ne serait-ce qu’à travers la fameuse «communauté shandy», artistes réunis par leur œuvre légère et leur droit opposable au bonheur -, cet essai porte un double titre : Artistes sans œuvres, puisque le propos est de se consacrer à ces artistes qui ont fait de leur vie une œuvre d’art sans estimer considérer nécessaire de se démener plus pour faire gagner plus à cette œuvre, la rendre plus publique, et I would prefer not to («Je préférerais ne pas»), puisque la phrase de Bartleby, le copiste imaginé par Herman Melville, est le symbole d’une des stratégies les plus efficaces pour y parvenir («Commis aux écritures, n’est-ce pas la position idéale pour n’avoir pas à commettre d’écriture propre ?»). Le livre de Jean-Yves Jouannais commence avec une citation de Thomas Bernhard dans le Neveu de Wittgenstein, où l’écrivain autrichien rapproche Ludwig, qui «a publié son cerveau», et Paul, qui «a mis son cerveau en pratique», ne publiant par ailleurs rien. «Cette ligne qui partage la famille Wittgenstein traverse également l’histoire de l’art», écrit Jean-Yves Jouannais pour définir son projet et finissant par en arriver à Bouvard et Pécuchet. «Copistes, les deux compères de Chavignolles ont désiré se faire un nom dans quelque science ou dans la pratique d’un art, pour, échecs après débandades, s’en revenir à leur labeur premier. Poussière redevenant poussière sans avoir jamais cessé de l’être.» La poussière est un des thèmes d’Artistes sans œuvres, le livre se réclamant aussi de la double postérité des «héros de l’art brut» de Jean Dubuffet et de celles des «hommes infâmes» dont Michel Foucault rêva de rassembler les vies.

«Pourquoi Jacques Vaché [dont André Breton publia après sa mort une sommaire correspondance, ndlr] apparaît-il comme écrivain dans les histoires de la littérature tandis que Théodore Fraenkel n’est jamais considéré comme un artiste, mais comme un compagnon de route du surréalisme, un témoin, lui qui écrivit certes aussi peu de livres que le premier, c’est-à-dire précisément aucun, mais fut l’auteur d’une correspondance beaucoup plus nourrie ?» Comment Félix Fénéon s’y prit-il pour n’être qu’un «écrivain posthume», publiant sans les signer dans la presse des faits divers de trois lignes dont Jean-Yves Jouannais cite cet échantillon : «Quittée par Delorce, Cécile Ward refuse de le reprendre, sauf mariage. Il la poignarde, cette clause lui ayant paru scandaleuse» ? Quelle ambition animait Jorge Luis Borges, sinon celle de limiter la littérature comme le montre ses phrases : «Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire »? Il y a bien, admet Jean-Yves Jouannais, une production de Borges, mais c’est une «production de prévention», une sorte de «coupe-feu, défrichage intelligemment conçu […] destiné à empêcher la propagation des incendies» et, en ce qui concerne l’écrivain argentin, des livres.

Humour et érudition sont les mamelles d’Artistes sans œuvres qui se permet des détours par la fiction (que serait A la Recherche du temps perdu si Félicien Marbœuf n’avait pas existé ?) tout en restant dans le domaine de l’essai. Mais la pensée de Jean-Yves Jouannais ne se veut pas une simple originalité à rebours, l’auteur n’est aucunement le soutien de l’impuissance ou du ressentiment.

Seulement, l’absence d’œuvres n’est pas nécessairement de ce côté-là non plus, à une époque où «bien des artistes véritables se passent de cette publicité souvent vulgaire», «cette publicité» étant l’œuvre elle-même. Loin d’être forcément un événement négatif, ne pas laisser de trace, pour Jean-Yves Jouannais, peut aussi être «plutôt la caution d’un projet hédoniste où la discrétion le dispute à la passion». «Pour faire pièce à ce que la mauvaise foi des tenants de l’art comme religion, la duplicité des marchands-gestionnaires de stocks, la crispation des théoriciens en mal de matériels», pour rester à l’écart de tout marché d’art, la «figure lumineuse et libre de l’artiste sans œuvres» serait le recours sans recours de certains «artistes véritables»

JEAN-YVES JOUANNAIS Artistes sans œuvres. I would prefer not to Verticales/phase deux, 212 pp., 17,90 euros.

Mathieu Lindon / Libération