1.3.13

Daniel Darc (20 mai 1959 - 28 février 2013)


Chez Daniel Darc, Paris 11ème. @JLB

Quand un feu follet s'éteint

"Ne me secouez pas, je suis plein de larmes", écrivait Henri Calet quelques jours avant de mourir à 53 ans. Tu voulais lire Calet, tu voulais tout lire. Après la lecture de Calet, tu diras : "Je l’ai découvert, et j’ai eu l’impression de lire Céline, mais sans la haine. Et ça fait du bien." Ta curiosité littéraire était sans limites, chez toi dans ta grotte parisienne du 11ème où tu te réfugiais tel un Diogène des temps modernes, tu entassais les livres, des piles vertigineuses qui s'écroulaient régulièrement autour de toi, mais dans ce désordre organisé, t'arrivais toujours à mettre la main sur LE livre. Je me souviens que sur ton lit on pouvait voir la forme de ton corps dessinée par les livres. C'est là dans cette thébaïde rassurante, "cette arche immobile et tiède" que tu aimais te réfugier " loin de l'incessant déluge de la sottise humaine". (A rebours, Huysmans). C'est là qu'on t'a retrouvé, dead. Mort à l'arrivée. Comme ce futur tatouage D.O.A Dead on Arrival que tu voulais inscrire sur ta nuque. Comme un dernier clin d'œil à la mort avec laquelle tu aimais plaisanter. Pierre Drieu la Rochelle et Jacques Rigaut nous avaient réunis. Jacques Rigaut que tu considérais " comme le plus grand écrivain de tous les temps". Tu ajoutais que tu avais peur "de tendre vers le même destin que Jacques Rigaut." Je ne pense pas que tu te sois suicidé, tu aimais jouer avec la mort, mais tu n'étais pas suicidaire. Ton cœur a lâché, d'avoir trop vécu, d'avoir trop battu. "C'est sur la peau de mon cœur que l'on trouverait des rides", écrivait encore Henri Calet. Tu connaissais par cœur les dialogues du film de Louis Malle, Le Feu follet, quand ce chef d'œuvre du cinéma français était sorti en DVD, tu en avais acheté par dizaine que tu offrais à tes amis, aux gens que tu croisais. Tu pouvais aussi réciter Drieu, et Rigaut, à qui tu avais dédié ton disque "Amours suprêmes", plus précisément pas "A Jacques Rigaut" mais "Pour Jacques Rigaut". Pour c'est beaucoup plus fort que à. Tu avais l'art de la (bonne) formule et le sens du détail qui va toucher droit au cœur. Tel un admirateur transi, tu aimais emprunter les mots de ceux que tu chérissais, tu les mêlais aux tiens, des hommages référentiels que seuls les initiés pouvaient comprendre. Dans ta chanson Le Feu follet (album Nijinsky, 1994), on entend Drieu, Rigaut et Alain Leroy : " Si je suis votre ami / Aimez-moi comme je suis / D'ailleurs je ne suis pas beaucoup / J'aurais voulu être vous / Ce doit être assez doux / Quand un feu follet s'éteint / Que devient-il est-ce la fin / La fin ce doit être doux / Peut-être est-ce comme être vous / Ma vie elle ne va pas assez vite / Alors je l'accélère / Je la redresse." Dans La main au cœur (album Crèvecoeur, 2004), tu décris le suicide de Jacques Rigaut : "Je porte la main à mon cœur mais / Je ne sais plus de quel côté il est... / Quelles drôles de vies que nos vies / Suspendues à celles des femmes." Lors d'un concert à Genève en plein milieu de la chanson Nijinsky, tu avais lancé au public : "Je vais vous donner trois bonnes raisons d'aller au cimetière Montmartre : Nijinsky, mon père Abraham Rozoum et Jacques Rigaut" (Je pense à ta maman qui doit avoir le cœur brisé ce soir.) En 2005, j'ai immédiatement pensé à toi pour écrire la préface de la biographie de Jacques Rigaut. Je t'ai envoyé une lettre. Deux jours après, tu m'appelais, enthousiaste et heureux comme un enfant. Deux ans après, tu me dictais au téléphone quelques (belles) lignes (voir ci-dessous), de mon côté je peinais aussi à écrire. L'amitié prit le dessus. Mais tu y pensais toujours à cette préface. En début d'année, tu m'écrivais pour me dire que je pouvais toujours compter sur toi. Je t'avais répondu qu'il n'y avait rien d'urgent, que Rigaut venait d'arriver à New York… Il n'y aura peut-être pas de préface de D.D, mais tu seras évidemment présent dans cette vie de Jacques Rigaut. La dernière fois que je t'ai vu, tu vendais quelques-unes de tes reliques accumulées dans ton refuge, lors d'un vide-grenier près de chez toi. Ta compagne Sophie était là, protectrice et souriante (Je pense à elle aussi). Des gens te reconnaissaient, venaient te demander des autographes, tu les accueillais tout sourire avec ta gentillesse légendaire. Tu savais aussi écouter avec une infinie patience les lourds qui, dans une autre vie, t'assuraient avoir joué avec toi. Tu étais malin (dans le bon sens du terme) comme un crocodile qui ne dort que d'un œil. Même si tu avais une passion pour les lames, ton arme préférée était l'humour. Une arme défensive très efficace que tu savais manier avec élégance. Ce jour-là, tu m'as offert un disque vinyle pirate des Clash. Tu avais la générosité embarrassante. Tu voulais donner en permanence à tout le monde. Tu vidais tes poches avant qu'on te le demande. Un jour, tu m'as donné la croix que tu portais autour du cou, comme pour sceller le pacte de notre amitié. Je n'avais rien sur moi à te donner en échange. Ce soir, tu me manques déjà, terriblement. Mon frère d'armes, je te pleure.

Jean-Luc Bitton




Photo Laurent Askienazy






Ébauche inédite d'une préface à la biographie de Jacques Rigaut, Daniel Darc, août 2007"Tous les chemins mènent à mort. Ça suffit. Hop ! Tout est là ! Jacques Rigolo en quelque sorte. Drieu avait du talent, lui. Ça gêne le talent. Ça prend de la place. Plus d’endroit pour loger le génie…comme on loge une balle. Perdue, mais pas pour tous. Précise, en pleine poitrine. Les rōnin avant d’aller au combat jeûnaient plusieurs jours pour ne pas se répandre en merde au cas où le sabre les trancherait en deux. Jacques Rigaut a-t-il fait ça ? En tout cas, ça me plaît de le penser. Et puis la balle, n’était-ce pas justement pour éviter de se répandre. Ecrire on s’en fout. Il faut savoir se retenir. Nous sommes tous des dandys, nous portons les mêmes cravates serrées autour du cou ou du coude, selon les moments ou les besoins."


Mail de Daniel Darc à JLB du 15 janvier 2013"Jean-Luc, désolé : je lis seulement aujourd'hui ton mail ( je pense que Rigaut comme Gilbert-Lecomte auraient fait la même chose - ou non-chose, peut être ). Bon anniversaire, en retard. Je vais boire une bonne pinte de Guinness pour tes 53 ans! ( à nous deux ça fait 106! Quel cauchemar! ). Ah, j'oubliais : tu peux, s'il n'est pas trop tard, profiter de moi actuellement : je suis dans ma phase "up": si tu le désires, je me sens prêt pour écrire ta préface. Je t'aime.
Daniel.

P.S: j'oubliais : il semble qu'en Suisse, on puisse encore trouver le tarot de Brian Eno. Si tu m'en trouves un ça me ferait plaisir. Je te le rembourserais évidemment. Merci et à bientôt.
Daniel.

Envoyé de mon cauchemar personnel"











Photo Franck Chevalier