1.9.14

Le retour aux livres





On oublie souvent que le biographe a également une vie et que cette vie n'est pas de tout repos. Comme tout un chacun, le biographe doit faire face à l'adversité commune de cette existence, à la bêtise ambiante, dont la toxicité n'a jamais été aussi redoutable qu'aujourd'hui. Toutes ces petites et ridicules "choses de la vie" qui semblent se liguer contre le biographe pour lui faire perdre son précieux temps qui est déjà bien gaspillé par toutes les activités chronophages que lui offre le monde moderne, sans oublier le combat quotidien contre son pire ennemi : la tendance naturelle de l'être humain à la procrastination. Bref, depuis des mois, les livres achetés ou reçus en service de presse s'accumulent contre le mur de mon bureau, sans que j'ai pris le temps de les évoquer sur ce blog. On se lance dans le désordre.

 ACTE 1 

Tout d'abord, le seul ouvrage qui évoque la figure désormais tutélaire de Jacques Rigaut. Celui d'Emmanuel de Waresquiel, Entre deux rives, publié en 2012 aux éditions L'Iconoclaste. La plume élégante de l'historien portraitise dix écrivains en nous racontant leurs derniers instants : "A tous j'ai posé cette même question : dis-moi comment tu es mort et je saurai qui tu es…" Waresquiel a réuni dans un seul portrait Jacques Vaché et Jacques Rigaut, les frères Jacques ou plutôt les frères d'armes.


 Extraits : " Jacques Vaché et Jacques Rigaut sont morts un matin pour mieux oublier le monde des vivants. Il ressemblait trop à celui des morts."

 ACTE 2

 Passons à un petit livre que j'ai beaucoup aimé, celui de Bernard Morlino, biographe (entre autres) de Philippe Soupault, paru également en 2012, aux éditions du Rocher, Eloge du dégoût. Vaste programme. Dédié à Peter Handke, on trouve en exergue de cet ouvrage savoureux, une citation bien choisie de Jules Renard : "Je ne réponds pas d'avoir du goût, mais j'ai un dégoût très sûr." Pour être franc, on partage avec allégresse les dégoûts de Morlino quant à l'imposture généralisée et organisée de notre époque dans tous les domaines, qui rime la plupart du temps avec inculture et médiocrité. Si on ajoute une bonne dose de cynisme à ce plat déjà indigeste, il ne nous reste plus qu'à nous retirer dans une thébaïde, "arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l'incessant déluge de la sottise humaine (Huysmans, À rebours, 1884)

 Extraits : "Un livre qui se vend n'est pas forcément illisible et celui qui ne trouve pas d'acquéreur ne garantit pas le chef-d'œuvre. On ne sait plus si l'auteur est connu par son œuvre ou parce qu'on ne cesse de parler de lui. (…) La qualité fait peur. Surtout quand elle provient de gens qui ne roulent pour personne. (…) Si Rimbaud revenait sur terre, il devrait faire l'idiot à la télé pour espérer vendre une poignée de livres. (…) S'il suffisait de prendre de la cocaïne pour devenir Jean Cocteau, les rues ne seraient plus que des annexes de la Bibliothèque nationale. (…) Les imposteurs forment la racaille moderne."

 ACTE 3

 Un autre auteur contemporain qui me tient à cœur, c'est Thomas Clerc, je suis son travail littéraire depuis son premier livre, un essai remarquable sur l'auteur d' Au temps du Bœuf sur le Toit, Maurice Sachs, publié en 2005 aux éditions Allia, sous le titre Maurice Sachs le désœuvré. J'avais beaucoup aimé aussi sa déambulation autobiographique et poético-littéraire du dixième arrondissement parisien publiée à l'Arbalète en 2007 sous le titre Paris, Musée du XXIème siècle. Le dixième arrondissement. Malgré l'ampleur de la tâche, j'avais conseillé à Thomas Clerc de poursuivre cette passionnante littérature "arrondissementière" dont Henri Calet fut l'un des chefs de file. En 2010, Thomas Clerc publia également à l'Arbalète un touchant recueil de nouvelles, L'homme qui tua Roland Barthes, dans lequel se trouve le plus beau portrait qu'il m'ait été donné de lire du photographe et écrivain Edouard Levé qui s'est suicidé à 42 ans en 2007. Aujourd'hui, Thomas Clerc offre à ses lecteurs, un voyage autour de son appartement parisien de 50 mètres carrés, qu'il entreprend de décrire minutieusement sur 386 pages. Une incroyable gageure littéraire, un défi qu'il remporte haut la main. Certains auteurs du Nouveau roman s'étaient essayé à ce genre d'exercice (très casse-gueule), mais le lecteur lui s'ennuyait ferme. Chez Thomas Clerc, on ne s'ennuie pas. C'est passionnant, souvent drôle et parfois émouvant. J'espère qu'un jour Thomas Clerc m'invitera chez lui, car j'aimerais voir in situ son "intérieur" qui nous fait mieux connaître son propriétaire. De l'autobiographie immobilière parue en 2013, toujours chez l'Arbalète (belle fidélité éditoriale), sous le titre sobre et génial : Intérieur.

Extrait : " Le lecteur du tiroir devra néanmoins savoir que mes 3000 euros mensuels me suffisent pour survivre en me classant de facto parmi les 20% des Français les plus aisés, ce qui me donne le droit d'acheter à crédit (15 ans) le 2/3 pièces de 50 m2 situé à Strasbourg-Saint-Denis que vous êtes en train de visiter par contumace. (…) La supériorité de la baignoire sur la simple douche réside dans sa double fonction - l'inverse n'est pas vrai. Les cabines de douche nient l'horizontalité, 1 baignoire n'interdit pas le vertical."


 ACTE 4


 Il y aurait beaucoup de belles choses à dire sur les éditions Cent pages sises à Grenoble (ceux qui affirment que la province est un désert intellectuel et que hors de Paris il n'y a point de salut, sont des ignares bornés) avec lesquelles je collabore régulièrement. J'ai préfacé dernièrement chez eux un magnifique recueil des textes journalistiques d'Emmanuel Bove réunis par votre serviteur et illustré par des fac-similés des éditions originales des quotidiens. En 2013, les éditions Cent pages ont eu la riche idée de rééditer le désormais légendaire A bas la critique du regretté Raymond Cousse, mon ami et co-auteur de la biographie d'Emmanuel Bove parue en 1994 (déjà 20 ans) aux éditions du Castor astral. Dans ce jouissif recueil de lettres et texte pamphlétaires, tous les critiques littéraires d'hier (Pivot, Rinaldi, Ezine, Nourissier, Poirot-Delpech, etc. ) aujourd'hui plus ou moins disparus dans les limbes de la critique ou morts à l'arrivée, en prennent pour leur grade, habillés pour les quatre saisons. Un étrillage en règle souvent bien mérité. Notre époque manque cruellement de Raymond Cousse pour apostropher et déboulonner nos nombreux imposteurs contemporains qui s'érigent en gardiens des lettres. Ils seront sûrs de ne pas chômer, tant la tâche est immense. Les éditions cent pages offrent un bonus au lecteur en lui proposant sous la forme de feuilles volantes des extraits inédits du formidable journal de Raymond Cousse dont on espère qu'un jour un éditeur digne de ce nom se décide à le publier dans son intégralité.

 Extraits : "Un Pivot à la télévision, c'était la garantie de dormir en paix pour longtemps. Ce n'est pas encore cette fois que la littérature changerait la vie. Vous réunissez ordinairement des gens qui n'ont rien à se dire et ne font semblant de dialoguer que pour vendre leur salade. La caste d'écrivaillons qui investit les media n'est plus occupée qu'à profiter avec cynisme et insolence. De nos jours, la réussite littéraire suppose en effet d'avoir la langue bien pendue, non seulement pour aller baver dans votre émission mais également pour aller lécher les culs haut placés qui passent à sa portée, dès lors que les ventes ont des chances de s'en trouver confortés et le moi surbranlé au passage. (apostrophe à Pivot) Un écrivain qui saurait toujours à quels mobiles il obéit ne serait qu'un fonctionnaire de l'écriture…comme tant d'écrivains. (Journal inédit)." 

 ACTE 5 

 Fabrice Gaignault est un jeune homme dandyesque qui officie comme rédacteur en chef "Culture et Célébrités" (titre-oxymore?) à Marie Claire, magazine féminin français créé en 1937 par Jean Prouvost, qui relança le quotidien Paris-Soir en 1930 avec quelques grandes plumes de la littérature française comme Simenon, Cendrars, Kessel ou encore Mac-Orlan. Six ans après, le tirage de Paris-Soir atteignait plus d'un million sept cent mille exemplaires. Un chiffre qui a de quoi laisser songeur nos patrons de presse d'aujourd'hui, mais à qui la faute? Fabrice Gaignault a donc le temps d'écrire des livres sensibles et joliment ciselés. Son dernier opus publié chez Fayard (avril 2014) est consacré au légendaire chanteur de rock britannique Vince Taylor qu'on surnommait l'Archange noir du rock. L'auteur des Egéries Sixties titre son "roman vrai" Vies et mort de Vince Taylor, car la vie de celui qui a écrit la chanson Brand New Cadillac (1959), reprise en 1979 par les Clash (album London Calling) ressemble à une poupée russe, une douloureuse existence constituée de plusieurs vies imbriquées les unes dans les autres. Pendant deux ans, Fabrice Gaignault a recueilli les témoignages de ceux qui ont croisé le chemin du "survivant", titre que Vince Taylor avait choisi pour son autobiographie. Le résultat est passionnant. En 1960, après un concert collectif (quelle affiche…) à Bristol, Vince Taylor refuse de monter avec Gene Vincent dans la voiture d'Eddie Cochran qui va s'encastrer dans un pylône, comme le présage d'une vie qui s'apparente à un chemin de croix. Quitter Londres, pour Paris. La France sera sa terre promise. Lors de ses concerts, Vince met le feu aux poudres dans tout l'hexagone. Bastons à l'ancienne : chaînes de vélo, lames de rasoir et poings américains. Deux années de surexposition et d'hystérie, puis le début du déclin. Eddy Barclay lâche son poulain de cuir. Tournées dans des cinémas et salles de banlieue. Un nouveau groupe : Vince Taylor et ses Play-boys. Une première partie des Stones tout de même à l'Olympia. Premier trip au LSD, premier délire sur la scène de la Locomotive où Vince se prend pour le fils de Jésus-Christ. En 1965, des allers-retours entre Paris et Londres où il fréquente un certain David Jones, un jeune chanteur mods qui n'est pas encore David Bowie et qui va s'inspirer de Vince Taylor pour créer son alter ego fictif Ziggy Stardust. Ironie du sort, pendant que Bowie connaîtra avec son icône glam rock un succès planétaire, ce sera le commencement d'une longue déchéance pour Vince Taylor. Polytoxicomane délirant, il va connaître l'enfer concentrationnaire de l'asile. On l'interne et on lui fait subir des traitement aux électrochocs, qui lui laisseront les doigts déformés par l'électricité. Dans sa chambre, un colosse noir taciturne le prend sous son aile. Vol au-dessus d'un nid de coucou en VF. En 1967, malgré sa dépression, le chanteur accepte de participer à une tournée estivale interminable, un tour de France baptisé "L'Epopée du rock"… A Londres encore, fauché, avec sa nouvelle petite amie, il traverse la ville à pieds pour demander de l'aide à un copain qui habite une maison cossue dans le sud-ouest de Londres, c'est John Lennon… qui insiste pour que le couple passe la soirée avec lui. Des amis musiciens arrivent, un bœuf est improvisé, des reprises de classiques du rock, Vince chante, John est au piano. Moment de grâce et de répit avant de reprendre l'errance. Les Clash de passage à Paris l'invitent à monter sur scène pour chanter sa chanson Brand New Cadillac. Vince a oublié les paroles. En pleine année punk (1977), sous l'influence d'un jeune fan, Vince s'enfuit à Macon..où il devient un pilier de bar local, donnant des concerts de temps à autres dans les salles du coin. Une vie au vert, paisible presqu'heureuse. Puis le come-back à Paname, quelques concerts improvisés devant des rockers à banane nostalgiques, ou devant des touristes dans un restaurant grec, où Vince fait parfois la plonge contre quelques repas. Quelques moments de rédemption : une collaboration avec le musicien Jac Berrocal pour l'enregistrement du morceau Rock'n'Roll Station dans lequel Vince semble réciter sa propre oraison funèbre : " Brand new Cadillac /Do you remember? / It was 1959"; une brève rencontre avec le cinéaste Jacques Richard qui lui offre un rôle de souteneur dans l'un de ses films, Rebelote... Une énième dernière tournée qui ressemble à un calvaire, dans d'improbables salles de province, le chanteur diminué physiquement est à genoux devant le public, il ne se relève plus malgré les coups de pieds et les insultes du tourneur. Après les concerts ratés, l'ange noir du rock finit la nuit chez des fans qui lui offrent leurs femmes qu'il trousse dans la cuisine sur la table en formica, avant de s'écrouler dans le canapé similicuir du salon. Enfin une ultime tournée qui le mène jusqu'à Lausanne en Suisse où il rencontre sa future femme Nathalie. Mariage, puis déménagement à Lutry sur les bords du lac Léman, quelques moments de répit, grâce à Nathalie qui a pris le chanteur sous son aile protectrice. Les autorités helvètes lui demandent des comptes, persuadé que le chanteur est venu en Suisse pour planquer son magot. Depuis Fitzgerald, on sait que la Suisse est un pays où fort peu d'histoires commencent, mais beaucoup s'y terminent, on sait aussi que toute vie est un processus de démolition. Six mois dans une clinique de Montreux pour un sevrage de l'alcool, un dernier concert dans une boite de Lausanne - un chant du cygne magnifique selon les témoins - un cancer des os diagnostiqué tardivement, Vince sort de l'hôpital pour aller mourir chez lui en plein été de l'année 1991. Clap de fin. Lors de son pèlerinage en Suisse, Fabrice Gaignault ne trouvera pas la tombe de Vince Taylor. L'ange noir du rock s'est envolé, définitivement. "Quand je mourrai j'irai au paradis. C'est en enfer que j'ai passé ma vie." (Daniel Darc) 


 Extrait : "Il ne se regardait plus, il ne s'aimait plus…Il n'aimait plus rien de ce qu'il avait été. Un jour pourtant, il était resté des heures enfermé dans la salle de bains des Hergault qui l'avaient surpris, accroupi, de dos, dans l'entrée, en veste blanche, pantalon et chemises noirs. Il s'était relevé, retourné vers eux, soudain c'était Vince Taylor, et non plus Brian Holden, le SDF à bout de souffle qu'ils hébergeaient. "


 ACTE 6 


Pour son premier livre, Cédric Meletta n'a pas eu peur de choisir un personnage sulfureux : le collaborateur Jean Luchaire, "l'enfant perdu des années sombres", une biographie publiée chez Perrin en 2013. Ce docteur ès lettres, né à Nancy en 1973, nous informe la quatrième de couverture, dresse un portrait saisissant de celui qui fonda à 26 ans le mensuel Notre Temps, et devint rapidement un homme de presse influent, adulé du Tout-Paris des arts, du spectacle et de la politique. Un itinéraire flamboyant presque fitzgéraldien durant l'entre-deux-guerres, dans un monde interlope, où l'on croise des aventuriers opportunistes, des trafiquants, des starlettes et des femmes du demi-monde. Luchaire est également un ami des surréalistes. Il fréquente René Crevel, et sa sœur Ghita Luchaire épousera en 1933 le docteur dadaïste Théodore Fraenkel. En 1930, Luchaire, philosémite et antifasciste, rencontre Otto Abetz avec lequel il rédige un manifeste "pour l'Europe et l'entente franco-allemande", sous l'égide d'une liste de patronymes prestigieux : Bloch, Cocteau, Chardonne, Drieu, Morand, Paulhan, Roger Martin du Gard, Delteil, Giono et Emmanuel Berl. On suit avec intérêt l'inexorable dérive de Luchaire dans l'ultra-collaboration. Parrainé par Abetz, en 1940, Luchaire se trouve à la tête du Groupement corporatif de la presse quotidienne de Paris. Le 26 mai 1941, il donne un dîner de gala à la Tour d'Argent pour fêter son apogée, plus de deux cents personnes sont conviés aux agapes. Protégé par Pierre Laval, Luchaire continue son ascension dans l'ultra-collaboration, à partir de 1942, il parade dans tous les lieux privilégiés parisiens durant l'occupation et devient un personnage incontournable. La Résistance tente même de liquider lors d'un rocambolesque empoisonnement celui qu'elle considère comme un "pion sous-estimé". En 1944, les choses se gâtent, les alliances se défont, les armées anglo-américaines avancent vers Paris, la peur change de camp. Luchaire boucle ses valises à la hâte et se replie dans les Vosges avec une cohorte collaborationniste en débâcle, qui compte encore sur les autorités allemandes ou vichystes. Luchaire accepte le poste ubuesque de ministre de l'Information sous l'autorité du maréchal Pétain et du président Laval, avant de partir pour l'Allemagne. Sur le Danube, à Siegmaringen, ce "potentat du néant", selon Louise Weiss, ce "gratin du cloaque" selon Céline, où se sont réfugiés les membres du "Gouvernement de l'Etat français en exil" et un cortège hétéroclite d'exilés collaborationnistes. Plus de 1500 personnes s'entassent sur Siegmatingen et ses environs. Meletta décrit admirablement cette ambiance fin de partie dans la froidure et la brume, où un pianiste joue Lili Marlene en boucle, pendant que les plus privilégiés ripaillent au château. Luchaire y croit encore, s'active au ministère de l'Information, offrant des emplois à la radio et aux journaux de propagande. Au printemps 1945, il faut quitter le refuge, l'étau se resserre. Le Führer s'est suicidé dans son bunker à Berlin. Jean Luchaire prend la route des alpages, regarde Pétain franchit la frontière suisse, et se résigne à se mêler dans la foule des réfugiés à Merano une ville du nord-est de l'Italie. Un matin deux agents français frappent à la porte des Luchaire. La cavalcade s'achève. Début juillet les journaux français annoncent en gros caractères l'arrestation de Jean Luchaire. Aucun traitement de faveur, Luchaire passera les derniers mois de sa vie dans une cellule humide et crasseuse de Fresnes. En prison, le dandy hédoniste se convertit, la veille de son procès, il est baptisé et marié conformément à la liturgie romaine. Le 21 janvier 1946, Luchaire est confronté à la justice des hommes. Les témoins à charge et à décharge (plus rares) défilent devant les juges et les jurés. Le lendemain, le jugement est rendu : Luchaire est reconnu coupable d'intelligence avec l'ennemi et condamné à la peine capitale. On le transfère au quartier des condamnés à mort de Fresnes. Au petit matin du vendredi 22 février 1946, l'avocat général lui annonce que le recours en grâce a été rejeté : "C'est le moment d'avoir du courage. Vous serez fusillé dans une heure." Dernière traversée de Paris dans le jour naissant jusqu'au fort de Châtillon. Devant le peloton d'exécution, Luchaire refuse le bandeau. Des corbeaux s'envolent lorsque les armes claquent. Un lieutenant donne le coup de grâce. Non loin du cadavre, un pardessus élimé jonche le sol. C'est celui que portait le condamné à mort, il appartenait au poète résistant Robert Desnos déporté à Buchenwald, mort au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie. Ultime et symbolique linceul offert par Youki Desnos la veuve du poète, lors d'une visite au parloir de Fresnes. La boucle est bouclée.


 Extrait : "La pugnacité revancharde de quelques-uns se dilue dans la passivité débrouillarde du plus grand nombre, avec, en ligne de mire, la chasse passionnée faite aux lâches, aux tièdes, aux salauds de circonstance."

 ACTE 7 

 Depuis vingt ans, dans sa chronique du Matricule des Anges, Eric Dussert s'obstine en fossoyeur passionné à exhumer des oubliettes littéraires moult écrivains à la postérité plus ou moins chaotique. Pour notre plus grand plaisir de lecteur érudit ou pas, il nous propose en un seul volume, aux éditions de La Table Ronde (2013), l'intégralité de ces exhumations littéraires, soit 156 portraits d'écrivains oubliés, sous le titre Une forêt cachée, un recueil préfacé par Claire Paulhan. La table des matières de l'ouvrage ressemble à un cabinet de curiosités littéraires. On y trouve les noms d'illustres inconnus mais d'autres patronymes nous sont plus familiers comme l'auteur des Nouvelles en trois lignes (1905-1906) Félix Fénéon, le lausannois suicidaire Henri Roorda, la femme futuriste Valentine de Saint-Point, l'exotique Maurice Dekobra, auteur de La Madone des sleepings (1925), la très libre Gabrielle Wittkop, auteure du Nécrophile (1972) qui lui apporta scandale et renommée, le génial désespéré Jean-Pierre Martinet, dont la bibliographie se compte sur les doigts d'une main, avec un chef-d'œuvre Jérôme, roman publié en 1978 par Gérard Guégan au Sagittaire, et cerise sur ce gâteau en forme de mille-feuille littéraire, le portrait d'une amie intime de Jacques Rigaut, la romancière Constance Coline qui évoque d'ailleurs Lord Patchogue dans ses mémoires : Le Matin vu du soir (1980).

 Extrait : "On ne croise pas un génie tous les jours. Il semble bien qu'avec Henri Roorda on en tienne un : esprit ouvert comme Elisée Reclus, inventif comme Benjamin Franklin, observateur comme Roberto Arlt, drôle comme Alphonse Allais, cette homme laisse une œuvre classique que chaque génération peut redécouvrir avec joie."


 ACTE 8

 Il y a quelques années déjà, j'avais lu avec délectation La patience des buffles sous la pluie (quel titre!), un recueil de nouvelles de l'écrivain David Thomas, préfacé par Jean-Paul Dubois. Son univers m'avait fait penser à celui de Raymond Carver, un autre maître du quotidien et de l'intime. Hallelujah! David Thomas vient de réitérer en publiant chez Stock On ne va pas se raconter d'histoires (quel titre! bis repetita) un autre recueil de ces "micro-fictions", 148 exactement, autant de pépites littéraires savoureuses, à déguster seul ou accompagné sous la couette, des instantanés de vie, de nos vies, auxquels le lecteur s'identifie immédiatement, grâce au talent de l'auteur. De la lecture réconfortante, attachante, pour une rentrée qui s'annonce morose. Lisez David Thomas, vous vous sentirez moins seul(e)! 

 Extrait : "Quand elle me regarde en souriant je me souviens que le voisin du dessus ne nous a pas emmerdés depuis longtemps, je me rends compte que les gens avec qui je travaille sont tous extrêmement sympathiques, que notre chauffe-eau ne tombe plus en panne, que ma voiture démarre tous les matins, que ne pas partir en vacances parce qu'on n'a pas assez d'argent n'est pas grave du tout, je me dis que j'ai la chance de vivre dans un pays aussi formidable et j'oublie toutes les saletés de l'histoire. Quand je suis près d'elle, c'est plus fort que moi, je suis persuadé que le monde va bien."

 ACTE 9 

 « Pourquoi continuer à écrire, j’ai tout dit dans mes livres, à quoi ça sert de se répéter, il n’y a pas assez d’adjectifs pour décrire l’humanité. » En 1999, avec la publication de son dernier livre Les couleurs de l’infamie, Albert Cossery écrivain-culte égyptien et francophone mettait un point final à son œuvre. Ce jeune homme de 95 ans, dandy et solitaire, amoureux des femmes, est mort au pied de son lit à l'hôtel La Louisiane où il vivait depuis 1945 et où rien ne venait troubler son sommeil jusqu’à midi. Si l’auteur des Hommes oubliés de Dieu n’a écrit que huit livres en une vie, c’est, comme il le disait lui-même, qu’il avait passé cette vie là à s’amuser. On ne lui reprochera pas cette vie comme une fête permanente et cette œuvre littéraire peu prolixe, car l’essentiel a été dit et merveilleusement écrit. Frédéric Andrau a voulu rendre hommage à "l'une des figures les plus originales de la littérature" avec son Monsieur Albert, Cossery une vie publié aux éditions de Corlevour en janvier 2013. Un récit plus qu'une biographie, écrit à la deuxième personne du singulier. Un vouvoiement qui s'adresse à l'auteur de Mendiants et orgueilleux. Un choix déroutant au début pour le lecteur, puis finalement attachant. Frédéric Andrau a écrit une longue lettre d'admirateur à Monsieur Albert. De nombreuses anecdotes nous confirment la misanthropie légendaire de Cossery, un misanthrope qui paradoxalement n'aurait pu se passer du spectacle permanent des hommes dont l'agitation vaine l'amusait. Quand il s'installait dans une chaise du jardin du Luxembourg pour contempler ce spectacle, Albert Cossery prenait soin d'écarter le plus loin possible de lui toutes les autres chaises pour éviter qu'un fâcheux ne le dérange dans son exercice de méditation. Les yeux presque fermés, immobile comme une statue du jardin, Cossery observait sans ciller le ballet incessant des promeneurs. Les jolies femmes n'échappaient pas à son regard d'aigle. Il ne les quittait pas des yeux, jusqu'à qu'elles disparaissent dans les allées ombragées du jardin. Le Saint-Germain-des-Prés qu'avait connu Cossery avait disparu, mais lui était resté le même, une sorte de personnage anachronique, un fantôme erratique perdu dans le paysage germanopratin convenu et vulgaire d'aujourd'hui. A la terrasse du Flore, on pouvait l'apercevoir devant des œufs brouillés et un café noir, silhouette de dandy suranné, dans cette immobilité trompeuse du lézard au soleil. Malgré ces apparences de personnage de cire du musée Grévin, Monsieur Albert était plus vivant que ceux qui l'entouraient. J'ai eu la chance de vous rencontrer à deux reprises cher Albert Cossery, la première fois vous parliez encore, la seconde et dernière fois, suite à une opération de la gorge, vous ne communiquiez plus qu'à travers des petits mots laconiques écrits sur un carnet. Votre sourire malicieux m'avait fait comprendre que ce silence imposé vous arrangeait. Je conserve précieusement un exemplaire des Hommes oubliés de Dieu que vous m'avez dédicacé et je continue de conseiller la lecture de vos livres.

 Extrait : "Votre vie avait toujours été réglée sur votre plaisir, les restaurants, les sorties, le sommeil et les jolies femmes. Et à présent, sur quoi était-elle réglée? Que restait-il de vos plaisirs divins? Malgré tout, vous continuiez de vous comporter comme un prince et de forcer le respect. Un prince sans paroles et aux yeux rougis par d'impénétrables secrets."


 ACTE 10 

 Avez-vous remarqué qu'il y a toujours quelqu'un (plus ou moins de mauvaise foi) qui viendra vous contredire si vous avez le malheur d'exprimer la nostalgie d'un passé disparu? Plus prosaïquement, vous n'avez pas le droit de prononcer la formule suivante " Tout de même, c'était mieux avant", sans vous attirer les foudres des gardiens de la bien-pensance toujours prêts à monter au créneau pour se lancer dans une interminable et oiseuse conversation-monologue avec des arguments fallacieux pour vous démontrez que vous avez tort. Si vous persistez dans votre attitude "négative", au pire vous échappez au camp de rééducation (qui heureusement n'existe plus dans nos contrées), au mieux la conversation s'arrêtera sur cette épithète à votre égard : " Bah de toute façon, t'es qu'un sale réac!" Eurêka ! J'ai trouvé ces quelques phrases argumentatives qui cloueront définitivement le bec à tous ces kapos de l'aliénation : "Je ne parle pas de ce que les choses ont changé, mais de ce qu'elles ont disparu; de ce que la raison marchande a détruit entièrement notre monde pour l'installer à la place. Je ne regrette pas le passé, c'est ce présent que je trouve regrettable." C'est moi, qui souligne. Ces pensées lumineuses sont extraites d'un livre de Baudouin de Bodinat paru en 2008 aux éditions de L'Encyclopédie des Nuisances : La vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes. Ce livre est un chef d'œuvre, mais il arrive trop tard et trop en avance. Aujourd'hui, il dérange, d'où les rares échos qu'il a suscités. Demain, il sera considéré comme un classique, une œuvre majeure. Tous les écrivains et poètes poseurs nihilistes contemporains doivent rager, car en un seul opus, Baudouin de Bodinat a réussi là où depuis des lustres, les autres imposteurs s'escriment laborieusement à nous convaincre de la sincérité de leur désespérance. En vain. Un seul peut-être d'entre eux a presque réussi à nous convaincre, Michel Houellebecq, dont Baudouin de Bodinat pourrait être le mentor. On ne sait rien de l'auteur de La vie sur terre. Certains disent que son nom est un pseudonyme, d'aucuns prétendent qu'il vivrait dans une extrême solitude, reclus dans une maison à la campagne. Thomas Pynchon répond aux mails de ses traducteurs et on connaissait l'adresse de Salinger avant Beigbeder. De Bodinat lui a réussi sa disparition du monde des hommes. Aucune déclaration dans les médias, aucune photo, aucune adresse : nada! Et c'est tant mieux. On comprend sa discrétion, sa méfiance et son éloignement volontaire. Le plus important ce sont les livres de Baudouin de Bodinat dont la lecture est urgente, nécessaire et stimulante intellectuellement. De Bodinat nous explique dans une superbe prose poétique pourquoi la médiocrité de notre époque n'est pas discutable. Aux kapos de l'aliénation qui ironise sur le goût perdu de la tomate d'aujourd'hui comme une cause à effet de notre vieillissement cérébral, de Bodinat rétorque par une simple mais implacable figure de rhétorique : "Admettons que le regret exagère la saveur des tomates d'alors, encore fallait-il qu'elles en aient quelque peu; qui se souviendra plus tard, s'il reste des habitants, de celles d'aujourd'hui?" De Bodinat ne joue pas les Cassandre, il ne se promène pas dans la rue avec un panneau autour du cou "La fin du monde approche!" La grande catastrophe a déjà eu lieu. Le vivant a quasiment disparu. Il reste quelques zones préservées, mais la mondialisation de l'aliénation a agi comme un tsunami, emportant tout avec elle ne laissant que mort et désolation après son passage. "A y réfléchir, on se rend compte qu'il devient de moins en moins fréquent de rencontrer quelqu'un, qui soit quelqu'un, un regard avec quelqu'un dedans." A la fin de son livre, dans un très beau chapitre, de Bodinat tente d'élucider ce qu'on appelle le silence. Il observe que le silence de la cave et du grenier n'est pas le même, que le silence change avec les heures et les saisons, et que ce silence sera différent selon notre cadre de vie. Le silence de la fin au milieu des ruines dans le crépuscule de notre monde.


 Extrait : Voici ce que j'ai pensé en me réveillant: chaque matin nous reprenons conscience dans un monde un peu plus étroit et confiné qu'il n'était la veille: les horizons s'en sont rapprochés et nous éprouvons que leur confusion se referme sur nous; la voûte du ciel s'en est un peu plus solidifiée d'oxyde de carbone, de couloirs aériens, d'ondes hertziennes. Chaque matin la sonnerie du réveil nous ramène dans l'air irrespirable de ces pensées jamais renouvelées et ouvrant la fenêtre nous retrouvons le monde encore appesanti de magasins géants avec leurs parkings, de sorties d'autoroutes, de banques de données, d'ordures ménagères imputrescibles; un peu plus encombré de télécopieurs, de caméras de surveillance, de guichets automatiques qui nous tutoient, de chaînes de télévision spécialisées, de fongicides mutagènes, de métaux lourds, d'herpès, de cancers du sein, d'hémorragies intestinales; chaque matin nous ressuscitons à un monde taché de mazout qui perd ses arbres et se dessèche, où la nature sénile et délabrée égare ses typhons dans les zones tempérées, où les charters du tourisme de masse mettent en loques l'ozone stratosphérique, où des instituts stratégiques de prévision préparent la mise en exploitation de la Sibérie et du Canada grâce au réchauffement de la Terre, où des chalutiers informatisés se disputent, parmi les plastiques et toutes les merdes flottantes de l'avenir moderne réalisé, les derniers thons rouges dénoncés par des satellites d'observation. Chaque matin nous nous réveillons dans un monde que la plupart n'ont jamais connu autrement que par ces jours sans lointains, sans l'espace terrestre devant eux pour une longue suite d'années où rien n'était inscrit encore; que par ces jours où les générations futures débarquent constamment sans attendre que les anciennes aient laissé la place, parce qu'il n'y a plus d'avenir, de lendemains de l'humanité, et qu'il faut bien mettre tous ces gens quelque part."


 BONUS


 Vous avez jusqu'au 15 septembre 2014 pour aller voir au centre Pompidou les dessins originaux de Picabia publiés au début des années 20 dans la revue dadaïste Littérature. On peut y voir également des photographies de Man Ray dont le portrait de Jacques Rigaut sur canapé. Sinon, vous pouvez toujours vous procurer le beau catalogue de l'exposition publié par les Editions du Centre Pompidou, où vous retrouverez les dessins de Picabia et les photographies de Man Ray.

La critique d'art et commissaire d'exposition Judith Benhamou-Huet a eu la très bonne idée de confronter l'oeuvre photographique de Robert Mapplethorpe à l'oeuvre du sculpteur Auguste Rodin. Le résultat est fascinant. Une exposition incontournable au musée Rodin jusqu'au 21 septembre 2014. On lira aussi un passionnant portrait du photographe américain décédé du sida en 1989 par Judith Benhamou-Huet : Dans la vie noire et blanche de Robert Mapplethorpe, chez Grasset (2013). L'auteure a rencontré pour son enquête biographique une quarantaine de personnes qui racontent le parcours étonnant et parfois bouleversant de cet artiste ambivalent en équilibre entre les marges et la consécration mondiale de l'art contemporain. 


 Encore du Picabia avec la réédition chez Belfond (2013) de son unique roman : Caravansérail. La dernière édition de 1974 était épuisée. Caravansérail roman autobiographique à clés (voire à tiroirs) se présente comme une série de tableaux de l'époque dada-surréaliste avec tous les protagonistes de ladite époque. Le petit jeu est de reconnaître les uns et les autres. De nombreuses notes permettent au lecteur néophyte de s'y retrouver.


 A signaler également un recueil de textes de Thomas Bernhard chez Arcades/ Gallimard (2013), Sur les traces de la vérité. Discours, lettres, entretiens, articles. On retrouve (avec bonheur) dans ces textes la férocité et la drôlerie de l'écrivain autrichien qui excelle dans les exercices de détestation, mais aussi (plus rares certes) d'admiration pour Arthur Rimbaud ou encore Trakl.

 Pour finir, une curiosité littéraire avec la réédition de quelques textes du poète Roger Gilbert-Lecomte aux éditions Marguerite Waknine (2014) dont le fameux manifeste "Monsieur Morphée empoisonneur public", paru initialement dans la revue Bifur en 1929.


 Bonne rentrée à toutes et à tous.