2.3.16

Le retour aux livres (2)



On oublie souvent que le biographe a également une vie et que cette vie n'est pas de tout repos. Comme tout un chacun, le biographe doit faire face à l'adversité commune de cette existence, à la bêtise ambiante, dont la toxicité n'a jamais été aussi redoutable qu'aujourd'hui. Toutes ces petites et ridicules "choses de la vie" qui semblent se liguer contre le biographe pour lui faire perdre son précieux temps qui est déjà bien gaspillé par toutes les activités chronophages que lui offre le monde moderne, sans oublier le combat quotidien contre son pire ennemi :  la tendance naturelle de l'être humain à la procrastination. Bref, depuis des mois, les livres offerts, achetés ou reçus en service de presse s'accumulent sur ma table de chevet, sans avoir pris le temps de les évoquer sur ce blog.
On se lance dans le désordre. (Bis Repetita Placent)

ACTE 1

Commençons par ce "Fils de Chien" de Vladimir Slepian, un texte court et intense, qui a été publié dans la revue "Minuit" en 1974, réédité aujourd'hui par la (bonne maison) des Editions du Chemin de fer. L'intrigue est lapidaire : le narrateur ne cesse d'avoir faim et désire devenir un chien. C'est un texte à lire à voix haute, violent comme une claque au visage, proche de la "mastication verbale" du poète Tarkos ou encore de l'autodérision de Beckett. Un texte anthropomorphique, mais également autobiographique, puisque selon la brève notice biographique imprimée en postface, son auteur "est mort de faim à Paris dans une rue de Saint-Germain-des-Prés, en 1998." A la fin du XXème siècle, dans le triangle germanopratin Flore-Lipp-Deux Magots, on pouvait donc mourir de faim dans l'indifférence générale, après avoir été adoubé par Gilles Deleuze et Félix Guattari. "Fils de chien" est le seul texte paru de Vladimir Slepian. A ce jour, aucun autre de ses écrits n'a été retrouvé. Dommage.

Extrait : "Je suis un homme, si vous voulez. /Oui, merde ! Un homme. / Un homme comme vous, avec tous ces trucs que vous faites, même si je ne les comprends pas. / Si je n'étais pas un homme, alors qu'est-ce que je pourrais être ? / Un chien ?"

ACTE 2

Je vois rarement le journaliste et écrivain Bernard Morlino, mais je le considère comme un ami. La véritable amitié ne s'embarrasse pas du quotidien.  Nous communiquons principalement par mail et à l'instar de Blaise Cendrars, l'amputé du bras droit, Bernard signe toujours sa correspondance numérique par "Ma main amie". En amitié, littéraire entre autres, Bernard Morlino s'y connaît. Il fut l'ami d'écrivains, comme Emmanuel Berl, Louis Nucera, Alphonse Boudard, ou encore Philippe Soupault. Les amitiés littéraires commencent et finissent souvent par des livres. Dans son dernier ouvrage Parce que c'était lui, publié aux éditions Ecriture (octobre 2015), Morlino recense trente-cinq amitiés entre écrivains, des amitiés littéraires d'un temps révolu. L'amitié est un sentiment en voie de disparition. Dans notre monde égocentré, on parle beaucoup et souvent mal de l'amour, mais de moins en moins de l'amitié. Bernard Morlino a inventé un néologisme pour définir une amitié aussi durable et intense que le sentiment amoureux : l'amourtié, "nom invariable, sentiment très intense qui unit des personnes en dehors de la sexualité." D'ailleurs, comment peut-on aimer véritablement quelqu'un(e) sans être son ami? Il est malheureusement fréquent de voir d'anciens "amoureux" se haïr aussi passionnément qu'ils se sont soi-disant aimés. Comme l'a écrit avec justesse La Rochefoucauld, "Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour." Céline enfonce le clou dans le cercueil de la sentimentalité amoureuse en ajoutant : "L'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches." En ces temps narcissiques, où l'amour n'a jamais été aussi galvaudé, il est réconfortant de constater que l'amitié sincère reste une valeur sûre et indestructible. Le biographe de Berl et de Soupault offre au lecteur plus de trois cents pages d'amitiés littéraires, choisies et racontées avec talent et érudition. Une lecture jouissive qu'on peut aborder de façon non chronologique, selon nos goûts littéraires et nos envies du moment. Osons faire un name-dropping et florilège de ces amitiés littéraires : Etienne de La Boétie / Michel de Montaigne (Le disparu sauve le survivant), Giacomo Casanova / Prince de Ligne (Le flambeur apaisé par son biographe), Joris-Karl Huysmans / Lucien Descaves (L'idéaliste avec son garde du cœur), André Gide / Pierre Herbart (Les ambassadeurs de la liberté), Antonin Artaud / Jacques Prevel ( L'insurgé suivi par son ombre), André Breton / Philippe Soupault (Ils ont révolutionné le XXème siècle), Louis Aragon / Robert Desnos (L'homme de parti et l'homme sans parti), Henri Calet / Raymond Guérin (Les écrivains de l'imparfait du subjectif), Antoine Blondin / Roger Nimier (Les frères de littérature), et le meilleur pour la fin…, Pierre Drieu la Rochelle / Jacques Rigaut (Une tragique histoire d' «umour »). L'amitié entre Drieu et Rigaut avait été évoquée par certains biographes de l'auteur du Feu follet, mais jamais de manière frontale. En sept pages, Bernard Morlino résume parfaitement cette amitié ambivalente de l'entre-deux-guerres, jusqu'au suicide de Rigaut présenté comme un prologue à celui de Drieu.

Extrait : "Sous les traits de Gonzague qui fait table rase du passé artistique alors que «l'art, en donnant du prix aux sensations, offre aux hommes leur seule chance de se réaliser», on reconnaît Rigaut. Le personnage créé par Drieu n'est pas plus un lecteur qu'un écrivain. Ce portrait sans concession de Rigaut a plus froissé les amis du portraituré que le principal intéressé, fier de devenir une créature de fiction. Cependant, Rigaut n'est pas une coquille vide. Sa particularité est de refuser de faire carrière dans la littérature comme d'autres dans la coiffure, avec boutique et postiches."  

ACTE 3

J'avais dit ici-même tout le bien que je pensais d'un livre de Baudouin de Bodinat paru en 2008 aux éditions de L'Encyclopédie des Nuisances : La vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes. De cet ouvrage majeur, j'avais retenu cette phrase magnifiquement limpide, très pratique pour clouer le bec aux progressistes de tout poil :  "Je ne regrette pas le passé, c'est ce présent que je trouve regrettable." De Bodinat publie peu, mais chacun de ses écrits est suffisamment dense pour nourrir un lecteur durant une décennie. Hormis quelques rares exceptions,  les fonctionnaires de l'écriture qui publient un livre par an sont souvent des prosateurs indigestes. Entre 2011 et 2015, De Bodinat avait publié "Au fond de la couche gazeuse", une suite de textes parue dans cinq numéros de la revue fario. Une revue pas donnée (28 euros), mais de haute tenue, dans le sommaire du dernier numéro, Baudouin de Bodinat était entouré entre autres de Günther Anders et d'Henri Calet… L'éditeur de cette revue a eu la bonne idée de publier en un seul volume ces cinq textes, et d'y ajouter un dernier chapitre inédit. Pour le plaisir de ses lecteurs, Baudouin de Bodinat poursuit son constat de déploration de notre monde au bord du gouffre, qu'il avait entamé dans La vie sur terre. Tout en disséquant les nombreuses tares de notre époque (promiscuité, vitesse, pollution, virtualités, laideur du paysage, aliénations, etc.), de Bodinat nous invite à nous rappeler qu'avant le désastre (un avant pas si lointain puisque nous l'avons connu) il y avait tout de même plus d'air, que les choses étaient plus solides, plus durables et plus intelligibles.  Bientôt, on visitera les vestiges de cet avant, les derniers lieux de plein air, où l'on peut encore contempler la voute céleste étoilée et entendre le chant des oiseaux à l'aube… A l'inverse, aujourd'hui, des agences de voyage proposent déjà  des visite guidées dans les ruines du capitalisme, il y a même un nom pour cette fascination de la décrépitude : la pornographie des ruines. Notre civilisation est probablement sur le point de s'éteindre. Baudouin de Bodinat nous l'annonce sereinement et que les heureux de ce monde ne pourront pas y échapper. Une annonce inéluctable, écrite avec un talent poétique inouï, ce qui en décuple sa force et rend la démonstration encore plus implacable. 

Extrait : "Par une belle après-midi calme où la vue porte loin sur le monde habité, je réalise tout à coup que je ne parviens plus à éprouver cet enthousiasme ou dilatation intérieure, ce sentiment de l'existence de l'Univers, et parmi quoi de cette vie terrestre avec l'histoire des sociétés humaines se prolongeant vers le futur, et parmi quoi sa propre présence momentanée, qui serait normal ; que c'est au contraire un découragement, des idées déprimantes de délabrement qui viennent aussitôt à l'esprit, de pénuries angoissantes à s'additionner, de progression des terres abandonnées à la dessiccation qui se constate en imagerie satellitaire, d'immensités océaniques vidées en l'espace d'une génération de tous leurs habitants comestibles, d'insalubrités à 9 milliards de terriens après-demain qui veulent manger tous les jours, d'extraordinaires désordres atmosphériques par dessus tout cela ; la pensée qui s'impose de ces villes toujours plus énormes où le genre humain vient s'amonceler sans aucune autre issue. Auparavant, lorsqu'un pays sentait le renfermé, on pouvait l'aérer en ouvrant les fenêtres sur les pays voisins ; maintenant que par la civilisation unifiée c'est toute cette vieille planète qui sent le renfermé de s'y gêner déjà à 7 milliards en même temps, à respirer là-dedans toutes fenêtres fermées, à fumer et laisser traîner les poubelles avec le recyclage de l'air en panne, etc., et tous à ressasser les mêmes croyances collectives, devant les mêmes images de plus en plus chaotiques sur les écrans pour tout le monde en même temps par distribution satellitaire, durant que leurs caméras observent de là-haut comment ça s'agite le surpeuplement au fond de la couche gazeuse à se gratter les allergies, et que cela en devient franchement irrespirable à force, voilà que ressort le projet d'un vol habité jusqu'à la planète Mars -- "À la conquête de la planète rouge !", "La plus grande aventure de l'humanité !", "L'Homme s'élance dans le cosmos !", etc. -- qui nous ferait alors en retransmission 3D comme l'idée d'un hublot pour regarder au-dehors en restant assis sur nos canapés ici sur Terre avec le taux de radioactivité. Transports souterrains un jour d'été, rames à moitié vides : sous le regard neutre des caméras de sécurité, des touristes venus visiter en low-cost des monuments reconstitués, jeunes couples maussades chaussés de baskets, vieux couples mornes, familles soucieuses chuchotantes à consulter leur plan et puis des habitants épars, divers d'âges, plutôt tous des étages d'en-bas -- ... dans les couches inférieures des classes moyennes, qui sont les débris dénués de signification d'une société désintégrée -- et donc les hommes quelconques de la modernité tardive, le tout-venant précaire du IIIe millénaire chaussé de baskets, des anonymes de la métropole mondiale sans étonnement de la médiocrité et de l'étroitesse de la vie permise à végéter là, n'y trouvant pas étranges ces interphones, portes électroniques et robots auprès desquels il faut justifier son identité, et même son existence, et caméras qui sont partout (même quand on ne le voit pas)  dès qu'on sort à l'ombre de la pyramide hiérarchique ; & à la physionomie sans beaucoup de vivacité durant qu'ils sont chacun absorbés par le maniement de leurs Smartphones, iPad, BlackBerry, portables 3G à écran tactile, e-book, ou bien feuilletant un gratuit avec des fils électriques rentrant dans leurs oreilles."



ACTE 4

Autre récent coup de foudre : Le Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau (1910-1996), publié par Gallimard en 1969, réédité en 2002 aux Editions de l'Encyclopédie des Nuisances. Pionnier de l'écologie politique, Bernard Charbonneau a été le premier à dénoncer les ravages de notre société industrielle sur notre environnement, mais également les dérives liberticides des "défenseurs de la nature". Charbonneau évoque entre autres cette "banlieue totale" qui progresse inexorablement avec le développement anarchique des métropoles, ce cancer urbain généralisé dont les métastases dévorent la campagne, entraînant la fin du paysage, mais aussi la liquidation du monde paysan. Dans cette campagne agonisante et pourrissante, on sauvegarde quelques parcelles d'authenticité labélisées éco-tourisme où les citadins déracinés viennent se "ressourcer" en quête de primitif et de pittoresque. Bernard Charbonneau souligne également les contradictions de ceux qui souhaitent instaurer un nouvel ordre écologique au sein des villes, un totalitarisme vert qui ne cesse de multiplier les contraintes et les interdits.  Une dénonciation visionnaire des régressions de la liberté, sous prétexte écologique, illustrée récemment par le projet d'interdiction de circuler dans les grandes villes françaises pour les véhicules mis en circulation avant 2007. Pour Charbonneau la défense de la nature doit être globale : économique, démographique et politique. Un renversement radical de la pensée écologique qui jusqu'alors se contente de discours bucoliques pour camoufler son inanité.

Extrait : « Les villes anciennes étaient beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus petites que les nôtres. Elles étaient perdues dans la nature. En hiver, la nuit, les loups venaient flairer leurs portes, et à l’aube le chant des coqs résonnait dans leurs cours. Puis un jour, avec le progrès de l’industrie, elles explosèrent, devenant un chaos. Le signe le plus voyant de la montée du chaos urbain c’est la montée des ordures. Partout où la population s’accumule, inexorablement l’air s’épaissit d’arômes, l’eau se charge de débris. La rançon du robinet, c’est l’égout. Sans cesse nous nous lavons, ce n’est plus une cuvette qui mousse, mais la Seine. Les villes sont une nébuleuse en expansion dont le rythme dépasse l’homme, une sorte de débâcle géologique, un raz de marée social, que la pensée ou l’action humaine n’arrive plus à dominer. Depuis 1960, il n’est plus question de limiter la croissance de Paris, mais de se préparer au Paris de vingt millions d’habitants dont les Champs-Élysées iront jusqu’au Havre. Les tentacules des nouveaux faubourgs évoquent irrésistiblement la prolifération d’un tissu cancéreux. La ville augmente parce qu’elle augmente, plus que jamais elle se définit comme une agglomération. La ville augmente parce que les hommes sont des êtres sociaux, heureux d’être nombreux et d’être ensemble. Il est bien évident qu’elle n’est pas le fruit d’un projet. Les hommes se sont rassemblés dans les villes pour se soustraire aux forces de la nature. Ils n’y ont que trop bien réussi ; le citadin moderne tend à être complètement pris dans un milieu artificiel. Non seulement dans la foule, mais parce que tout ce qu’il atteint est fabriqué par l’homme, pour l’utilité humaine. Au milieu des maisons, les hommes ont amené de la terre, construit un décor. Les usagers des jardins publics sont trop nombreux : regardez, mais ne touchez pas. Les coûts de Mégalopolis grandissent encore plus vite que sa taille. Il faut faire venir plus d’énergie, plus d’eau. Il faut assurer le transport des vivants, se débarrasser des cadavres et autres résidus. Il boit une eau qui n’est plus que celle, « recyclée » de ses égouts, la ville en est réduite à boire sa propre urine. Je propose en plus d’estimer en francs le mètre carré ou le mètre cube d’air pur, comme le kilowatt. Le XIXe siècle avait ses bagnes industriels, le nôtre a l’enfer quotidien du transport. Mégalopolis ne peut être sauvée que par le sacrifice, chaque jour plus poussé, de ses libertés. Après le style primitif, après l’ordre monarchique, le désordre de la période individualiste, la ruche monolithique d’une collectivité totalitaire. Si nous n’y prenons garde, en supposant un meilleur des mondes sans crise ni guerre, nous finirons dans une caverne climatisée, isolée dans ses propres résidus ; où nous aurons le nécessaire : la TV en couleur et en relief, et où il nous manquera seulement le superflu : l’air pur, l’eau claire et le silence. La ville pourrait bien devenir le lieu de l’inhumanité par excellence, une inhumanité sociale. Peut-être que si la science réussit à rendre l’individu aussi indifférencié qu’une goutte d’eau, la ville pourra grandir jusqu’à submerger la terre. Peut-être que le seul moyen de mettre un terme à la croissance inhumaine de certaines agglomérations est de laisser la pénurie atteindre un seuil qui, en manifestant avec éclat l’inconvénient d’y vivre, découragera les hommes d’y affluer. Le citadin s’est libéré en s’isolant du cosmos ; mais c’est ainsi qu’il a perdu sa liberté. Aujourd’hui, pour être libre, prendre des vacances, c’est sortir de la ville."

ACTE 5

Jaime Semprun, le fondateur des merveilleuses Editions de l'Encyclopédie des Nuisances est mort le 3 août 2010, à l'âge de 63 ans. Sa disparition n'eut presque aucun écho médiatique. Semprun fuyait les médias qui préfèrent faire le silence sur ceux qui les critiquent, à défaut de pouvoir les affronter dans une joute intellectuelle, parce qu' ils savent d'avance qu'ils en sortiraient perdants. Les amis de Jaime Semprun ont publié après son décès, des fragments d'essais inachevés sous le titre Andromaque, je pense à vous! Une belle plaquette d'une dizaine de pages où l'auteur dans une langue superbe nous fait partager son amour mélancolique pour un Paris en voie de disparition à l'image du silence, cet "instant d'enfance retrouvée". Les dernières pages sont consacrée à une descente en flammes de l'art contemporain, ce "composé de publicité, de finance spéculative et de bureaucratie culturelle." Ceux qui s'interrogent sur la déliquescence actuelle de la gauche liront L'abîme se repeuple, un texte paru en 1997 aux Nuisances, dans lequel, avant Jean-Claude Michéa, Semprun pointe du doigt les contradictions du gauchisme et son bilan désastreux qui ont mené à cette monstrueuse imposture politique qu'est la gauche libérale.

Extrait : "Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu'il s'est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.); par l'éloge, dans son jargon publicitaire de « passions » et de « dépassements », des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l'immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité opportuniste); et enfin par l'élaboration des représentations compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la « subjectivité » à l'intensité vide du « jeu » et de la « fête »). Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l'instant de leur irresponsabilité, de leur superfluité, à la façon de ce qu'on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l'emprise de ces drogues que le gauchisme ne s'est pas fait faute de louer. La liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leurs conditions d'existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l'anomie et la vacuité électrisée des foules de l'abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, et la vie pas davantage, qui n'ont rien à perdre, mais non plus rien à gagner, « qu'une orgie finale et terrible de vengeance » (Jack London)."



BONUS :

A signaler : une réédition d'un florilège de textes de Jacques Rigaut aux éditions Voix d'encre, sous le titre Agence Générale du Suicide, texte qui ouvre ce recueil, suivi de "Lord Patchogue", "Je serai sérieux comme le plaisir", "Roman d'un jeune homme pauvre", "Pensées et aphorismes". Tout ça pour la somme modique de 7 euros.

Teaser : Je publierai bientôt sur ce blog un entretien avec Jacques Rigaut, enfin avec le comédien Hervé Lassïnce qui tient le rôle de Jacques Rigaut dans le triptyque théâtral que Jean-Michel Ribes consacre aux trois suicidés de la société : Arthur Cravan (Michel Fau), Jacques Rigaut (Hervé Lassïnce) et Jacques Vaché (Maxime d'Aboville). L'actrice Sophie Lenoir tient le rôle de Gladys Barber. Le texte de la pièce Par-delà les marronniers est publié aux éditions Actes Sud. Représentations au théâtre du Rond-Point du 15 mars au 24 avril 2016.

Enfin, souhaitons longue vie à la nouvelle revue Raskar Kapac, "gazette artistique et inflammable" qui a le grand mérite dans son premier numéro de "ressusciter" l'écrivain Jean-René Huguenin, avec entre autres un entretien avec l'écrivain Christian Dedet qui a connu l'auteur de La Côte sauvage, mais également des extraits inédits d'un second roman que JRH avait entrepris d'écrire à la fin de l'année 1960. Sa mort en 1962, à 26 ans,au volant de sa voiture l'a empêché de l'achever.