11.10.16

L'autre feu follet




ACTE 1

Le 6 novembre 1929, Jacques Rigaut se tirait une balle dans le cœur. D'aucuns dirent que l'élément déclencheur du passage à l'acte fut un télégramme envoyé par sa femme américaine.  Le 16 juillet 1982, Patrick Dewaere se tirait une balle dans la bouche devant un miroir. D'aucuns dirent que l'élément déclencheur du passage à l'acte fut un appel téléphonique de sa femme qui lui aurait dit qu'il ne reverrait plus jamais sa fille. On ne peut pas écarter  l'élément déclencheur semblable à la goutte d'eau qui fait déborder le vase, mais les vrais mobiles de celui qui "porte la main sur soi" sont souvent mystérieux pour ceux qui restent. Ces mobiles "appartiennent au monde intérieur, tortueux, contradictoire, pareil à un labyrinthe  et, la plupart du temps, impénétrable" (A. Alvarez). Et comme l'a souligné le suicidé Pavese : "On ne se tue pas par amour d'une femme. On se tue parce qu'un amour, n'importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, absence de défenses, néant." On ne saura jamais vraiment pourquoi Jacques Rigaut et Patrick Dewaere ont mis fin à leurs jours, mais les deux ont vécu comme des feux follets dont la lueur sourde nous éclaire encore aujourd'hui.  Drieu dans son roman avait raconté les dernières heures de son ami Jacques Rigaut. Enguerrand Guépy dans son dernier roman publié aux éditions du Rocher nous raconte les derniers moments du "fauve" Patrick Dewaere, qui l'a longtemps hanté comme un grand frère qui serait parti fâché sur un coup de tête. Ce beau roman Un fauve doit se lire d'une traite, comme on avale un verre d'alcool cul sec. Guépy offre au lecteur une place de premier choix aux côtés du fauve, avec lequel il va partager sa dernière journée. L'identification est réussie.  On ressent le caractère anxiogène, croissant au fil des heures, de cette journée poisseuse de juillet 1982, mais également la vacuité de cette "grande famille" du cinéma qui ne (se) doute de rien. En refermant le livre de Guépy, on se dit que Patrick Dewaere aurait été formidable dans le rôle d'Alain Leroy, il aurait peut-être même surpassé Maurice Ronet. Mais en 1963, Patrick Dewaere avait 16 ans, il interprétait au théâtre un homme qui, face à un miroir, juste avant de mourir voit défiler les événements marquants de sa vie. "Chaque miroir porte mon nom." (Jacques Rigaut)    

Extrait : "Il a eu chaud. Toute cette attention soudain focalisée sur lui, autant de faisceaux de lumière braqués sur l'évadé dans la nuit. Il a vu leurs regards comme des couteaux converger vers son visage imberbe. Leurs yeux réclamaient le sang. Mais ils n'étaient pas tout à fait sûrs de son identité. Ils se sont trop habitués à sa moustache et à ses cheveux longs. Pourtant, il y a quelque chose de si familier dans ce menton à fossette, dans cette démarche tout à la fois animale et maladive. De toute façon, ils vivent leurs derniers moments d'insouciance et ont replongé dans leurs demis. Après, il faudra entrer en désillusion et livrer le monde à l'ennemi irréductible. Ils se construiront sur des souvenirs et vivront de combats fantômes. Ils auront revêtu les habits du mensonge et se nourriront de discours où ils seront les chantres du bien."

Enguerrand Guépy, Un fauve, éditions du Rocher, octobre 2016.



ACTE 2

J'ai déjà écrit ici tout le bien que je pensais de l'écrivain franco-américain Mark Greene en évoquant entre autres son dernier roman 45 tours. Greene vient de faire paraître aux éditions Plein Jour une jolie plaquette de 94 pages, un récit intitulé Comment construire une cathédrale, dans une collection nommée les "Invraisemblables". L'éditeur présente sa maison comme le lieu de la "narrative nonfiction" française, une "exploration de la littérature du réel où l'imaginaire rencontre la vie des gens." Mark Greene ouvre le bal de ce territoire littéraire peu fréquenté en France, avec l'incroyable histoire de Justo Gallego qui s'est mis en tête de construire seul une cathédrale dans la banlieue de Madrid. L'auteur né en Espagne est missionné par ses éditeurs pour faire le récit in situ de cette folie architecturale dont le premier coup de pioche a été donné le 12 octobre 1961. Mark Greene entremêle habilement les digressions autobiographiques de son enfance madrilène et l'histoire de ce facteur Cheval hispanique qui aura consacré sa vie à une œuvre qui restera probablement inachevée. Au fil des pages, un lien improbable se tisse entre les deux hommes. Mark Greene et Justo Gallego partagent le même intérêt pour l'inutile qui devient utile, le même désenchantement du monde, et la même liberté jouissive que procure cet état. Dans les dernières lignes de ce très beau récit, Mark laisse la parole à Justo : "J'aime mieux que rien ne soit jamais fini. Comme ça, je peux y retourner."

Extrait : "Si Justo avait souhaité terminer la cathédrale, il l'aurait conçue plus petite, plus ramassée. Il aurait arrêté un plan, se serait donné des objectifs, comme les promoteurs des milliers d'immeubles qui ont poussé avant 2008, et qui forment désormais ces cités fantômes de l'Espagne contemporaine, frappée par la crise… Ces villes nouvelles, ou plutôt ces banlieues nouvelles, produite pour la classe moyenne, livrées en tranche. Achevées trop vite, trop tôt, trop efficacement, puisqu'elles dont désespérément vides, en attente d'acheteurs qui ne se présentent pas. (…) Il y a comme une compétition, un bras de fer entre la cathédrale et ces immeubles vides, sans affectation. La cathédrale était un projet absurde, conçu par un paysan, un marginal, un fou de Dieu… Un homme d'un autre temps, un pauvre type (cela revient au même).

Mark Greene, Comment construire une cathédrale, éditions Plein Jour, mai 2016.



ACTE 3

 Le fait que l'œuvre d'Emmanuel Bove soit récemment tombée dans le domaine public semble motiver les éditeurs et c'est tant mieux! En janvier 2016, les éditions Sillage publiaient Journal écrit en hiver, ce journal fictif de l'auteur sera son épithalame, à l'égal de celui de l'écrivain Jacques Chardonne, mais en plus pernicieux et cruel. Véritable prouesse littéraire, ce récit de diariste se présente comme l'étude in vitro d'un couple, le mari jouant à la fois le rôle d'initiateur et de cobaye. En février 2016, les éditions Vanloo proposaient une réédition du roman Le Pressentiment, dont le thème est le déclassement social volontaire, qui sera adapté au cinéma par Jean-Pierre Darroussin, lequel m'avait demandé d'apparaître comme figurant dans son film, comme Hitchcock le faisait dans les siens. En juin 2016, les éditions Sillage poursuivaient la réédition des œuvres boviennes en publiant Cœurs et visages, paru en 1928. Ce récit quasi cinématographique est un long travelling à travers un banquet offert par André Poitou, un honnête bourgeois, fraîchement décoré de la Légion d'honneur. C'est l'occasion pour Bove de réaliser une hallucinante galerie de portraits tout en notant les sentiments qui agitent la centaine de convives du banquet. Le livre sera bien accueilli par la critique : "Monsieur Emmanuel Bove continue de faire des livres avec tout et avec rien. Son dernier ouvrage semble une gageure et un tour de force." (L'Echo de Paris du 8 novembre 1928) Autre bonne nouvelle : les éditions de L'Arbre vengeur ont procédé à une troisième réimpression de Mes amis qui un an après sa réédition s'est écoulé à 6 500 exemplaires! Le meilleur pour la fin : le journaliste et écrivain Bernard Morlino, biographe de Philippe Soupault et d'Emmanuel Berl, vient de préfacer une réédition du roman Le Beau-fils dans laquelle il nous apprend qu'Henri Calet et Emmanuel Bove se connaissaient. Une jolie découverte qui ne surprendra pas les amateurs de Bove et de Calet.   

Extrait : "Un pantalon élimé renvoie à une âme au bout du rouleau. Les petites notations sont plus parlantes que les discours sans fin. S'il avait été artiste peintre, Bove aurait peint des bouquets de fleurs fanées. Bove n'a jamais cessé de brosser les destins ratés de gens qui ne sa savent pas se donner d'envergure. Soit parce qu'ils n'en ont pas, soit parce qu'ils ne savent pas gruger leur prochain à des fins personnelles. (…) Lors d'une halte chez un bouquiniste, j'ai déniché Adieu Fombonne, un service de presse NRF 1937. L'exemplaire comporte un envoi : "A Henri Calet, en souvenir des heures passées ensemble. Emmanuel Bove." Fine écriture à l'encre noire. Ce livre, Bove l'a écrit, Calet l'a lu."

Emmanuel Bove, Le Beau-fils, Le Castor Astral, octobre 2016.