André Gorz et sa femme Dorine
Le philosophe, cofondateur du «Nouvel Observateur», et sa femme, Dorine, se sont suicidés.
Lettres à D. Histoire d’un amour (1), paru en septembre 2006, sera son ultime texte. A 84 ans, André Gorz a choisi de partir avec Dorine, 83 ans, sa femme. «Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.» C’était la fin du livre. Hier, sur la porte de leur maison de Vosnon, dans l’Aube, où le couple s’était retiré depuis une vingtaine d’années, un simple message sur la porte : «Prévenir la gendarmerie». Une amie s’en est chargée. Ils reposaient tous deux côte à côte. Lettres à D., qu’André Gorz racontait avoir écrit en pleurant, disait toute la passion et la reconnaissance qu’il avait pour D., Dorine.
«Long dialogue». Au soir d’une carrière bien remplie de philosophe et de journaliste, André Gorz ne pensait qu’à elle, seulement à elle, qui l’avait soutenu toutes ces années dans l’ombre. Il fallait en léguer une image pour qu’elle lui survive. «Cette présence fut décisive dans la construction d’une œuvre dont la visibilité ne porte qu’un nom alors qu’elle fut celle d’un couple, le fruit d’un long dialogue.» De traces biographiques, il ne reste que les siennes à lui, mais il faut toujours voir D. dans ses pas.
André Gorz a eu plusieurs identités, même si pour D., «il a toujours été Gérard». Né à Vienne en février 1923 de père juif et de mère catholique, sous le nom de Gérard Horst, il s’exile à Lausanne au moment de l’Anschluss. C’est en Suisse, où il étudie la chimie, qu’il rencontre Jean-Paul Sartre, venu donner une conférence en 1946. Si le philosophe l’encourage à travailler sur son essai philosophique, Fondements pour une morale, cette somme ne sera finalement publiée qu’en 1977.
L’existentialisme sartrien correspond à son expérience vécue, celle d’un être «injustifiable» qui, dans son premier livre publié, le Traître (1955), longuement préfacé par Sartre, tente de «se restituer tout, comme venant de lui-même».
Après la période sartrienne - qui l’a vu aussi concevoir la plupart des numéros des Temps modernes de 1967 à 1974, ne quittant le comité de rédaction qu’en 1983 -, Gorz intègre à la philosophie morale et existentielle une dimension sociologique et économique. En ce sens, les Adieux au prolétariat (1980) marquent une nouvelle saison de la réflexion particulièrement féconde, puisque Gorz, de façon quasiment prophétique, annonce la fin de la centralité du travail industriel dans les sociétés capitalistes. Dès lors, rares sont les analyses des métamorphoses du travail qui ne réfèrent pas à celles d’André Gorz. Et quand des thèmes comme «la fin de la modernité» ou la «crise de la raison» deviennent quasiment des slogans, il insiste, lui, sur la crise, et la fin d’une rationalité économique dont le propre est de se renverser, de provoquer la cassure verticale des vieilles agrégations sociales (les «classes»), et de laisser apparaître de nouvelles élites hyperproductives, seules aptes à bénéficier des services. Aussi finit-il par montrer que l’immatériel, favorisé par la généralisation des outils informatiques, devient la forme hégémonique du travail et le «poumon» de la création de valeur. Toute la tentative d’André Gorz aura été d’étudier les conditions auxquelles une société peut récupérer son contrôle sur l’économie. Son dernier essai, l’Immatériel, explorait le potentiel de subversion, de gratuité et de liberté qu’il y a dans l’économie de l’immatériel.
Grand reporter. Parallèlement à son œuvre philosophique, Michel Bosquet (Bosquet, traduction française de Horst) poursuit une carrière de journaliste amorcée à Paris-Presse, puis à l’Express. Il suit Jean Daniel lorsque celui-ci transforme, avec Claude Perdriel, France Observateur en Nouvel Observateur en novembre 1964. Grand reporter, spécialiste des questions économiques, Michel Bosquet en sera un des rédacteurs en chef à partir de 1981. A la fois dans son travail philosophique et dans son métier de journaliste, il sera un des penseurs de l’écologie politique.
Il avait abordé Dorine, anglaise d’origine, un soir neigeux, le 23 octobre 1947, pour l’inviter à aller danser et ne l’a plus jamais quittée. Elle était atteinte d’une affection évolutive depuis de nombreuses années. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfants. André Gorz disait à Libération, en septembre 2006 : «A mon avis, les bons pères sont ceux qui ont eu besoin de père dans leur enfance. Moi, je n’avais pas envie d’avoir de père parce que je n’aimais pas mon père. […] Tous les deux, on n’a pas de continuité, ni rien à transmettre. Nous n’avions pas de famille à fonder pour transmettre quoi que ce soit, puisque nous n’avions jamais eu de famille nous-mêmes. Si nous avions eu des enfants, j’aurais été jaloux de Dorine. Je préférais l’avoir pour moi tout seul.»
(1) Editions Galilée.
Frédérique Roussel (Libération du 25 septembre 2007)
André Gorz, le philosophe et sa femme
Arrivé à un âge où il ne se sent plus la force d'entreprendre un livre de longue haleine, André Gorz se retourne sur sa vie, se rend compte qu'il n'en a jamais écrit l'essentiel, sa relation avec sa femme, et il commence à lui écrire, à elle, directement : "Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien."
Très peu de livres accrochent ainsi, en quelques phrases qui donnent le ton, le tempo, la musique et l'émotion, la qualité d'une vie. On lit cette lettre d'amour à une femme vivante, malade et qui souffre et qui va mourir un jour, lointain peut-être encore mais de toute façon trop proche, et cette mort devient aussi inacceptable pour celui qui lit que pour celui qui écrit. Dans les dernières lignes, qui reprennent les premières sur un ton qui étreint le coeur encore plus, cette mort est envisagée. Un tel livre, court, exact, poli comme un galet sans effort apparent, vient rappeler ce que peut la littérature quand elle sonne vraie parce qu'elle sonne juste.
Racontant un amour singulier, il tombe à pic dans un débat encore une fois en cours sur le couple. A un extrême, Sartre et Beauvoir, que Gorz et Dorine ont bien connus : l'expérience de l'ouverture, la fidélité au pacte conclu d'engagement à vie et du tout se dire des autres relations amoureuses que l'on s'autorise sans trahir la relation fondatrice, priorité des priorités. A l'autre extrême, Gorz et Dorine, le même pacte mais cette fois dans l'engagement exclusif, corps et âme, puisque l'âme est le corps vécu. La fidélité devient réciprocité éthique : je ne te fais pas ce que je ne voudrais pas que tu me fasses. Entre ces deux paradigmes, toute la gamme des aménagements possibles, contrats tacites, compromis, mensonges, omissions, frustrations, réussites affichées, échecs cachés, ou l'inverse, arrangements qui sont le lot plus ou moins choisi de tant de couples quand ils durent.
Le magnifique, dans Lettre à D., n'est pas de donner un exemple - Gorz, philosophe du social, ne prétend pas établir une norme à partir d'une entreprise à deux qu'il sait exceptionnelle et en quelque sorte voulue par l'histoire, la grande, celle qui tranche les vies - mais de donner un sens politique à l'amour. Non pas sécession et refuge mais réalisation de quelque chose qui le dépasse en le confirmant et en s'affrontant au monde. En l'occurrence une oeuvre, philosophique, littéraire, journalistique dont l'un et l'autre puissent être fiers ensemble parce qu'elle agit. Ce n'est pas tout de rencontrer l'âme soeur, encore faut-il trouver un projet qui pérennise la rencontre et la rende productive d'autre chose que la relation elle-même. Gorz, quand il rencontre Dorine, écrit un essai philosophique qui doit fonder une hiérarchie des conduites humaines face à la finitude, à la précarité, à la vie collective, à l'histoire, à tout ce que Sartre appelle la "situation".
CONFIANCE SANS FAILLE
Une telle entreprise ne peut se réaliser pratiquement que si quelqu'un la valide en la reprenant à son compte. C'est ce que fait Dorine avec une confiance sans faille. Ils ont connu l'un et l'autre l'expérience fondatrice de l'insécurité ; ils bâtiront ensemble, en se protégeant mutuellement, le socle sur lequel écrire sur l'insécurité qui est la vie même. Ecrire est sa vocation. Elle l'aide, professionnellement aussi, devient sa documentaliste, son interlocutrice, sa première lectrice, sa seule critique, armée d'une capacité de jugement imparable. Galère d'abord, longue, décourageante parfois, pour lui, après l'inaboutissement de l'essai philosophique ; joie partagée, quand Le Traître paraît, de voir leur vie s'ouvrir aux autres et ceux-ci l'accueillir parce qu'à eux deux ils illuminent, affectivement autant qu'intellectuellement. Dorine est sociable, spontanée ; Gorz est intelligent, extrêmement, introverti, rétractile. Il va changer. Dans Lettre à D., il explique l'effet de la publication d'un livre quand celui-ci est reconnu : "Tu as souvent dit que ce livre ( Le Traître) m'a transformé à mesure que je l'écrivais. (...) Ce n'est pas de l'écrire qui m'a permis de changer ; c'est d'avoir produit un texte publiable et de le voir publié. (...) Magie de la littérature : elle me faisait accéder à l'existence en tant même que je m'étais décrit, écrit dans mon refus d'exister. Ce livre était le produit de mon refus, était ce refus et, par sa publication, m'empêchait de persévérer dans ce refus. C'est précisément ce que j'avais espéré et que seule la publication pouvait me permettre d'obtenir : être obligé de m'engager plus avant que je ne le pouvais par ma solitaire volonté, et de me poser des questions, de poursuivre des fins que je n'avais pas définies tout seul."
Ils reçoivent ensemble, dans un village de l'Aube, au seuil de la belle maison simple pour laquelle ils ont quitté Paris dans les années 1980. Du pré d'un hectare autour d'elle, ils ont fait un jardin avec deux cents arbres. Il est comme d'habitude, amical, discret, chaleureux ; elle aussi. Ils ont vieilli, lui moins qu'elle dont la pâleur frappe et les maux se taisent ; lui a pour elle toutes sortes d'attentions ; elle aussi pour lui. Il est en pleine santé, l'air fragile comme il l'a toujours eu, mais le corps mince et musclé, on le devine à sa démarche. Elle est diaphane et souriante, précautionneuse : la douleur guette un geste de trop pour bondir sur elle. Ils sont accueillants, posent des questions ; on est venu pour leur en poser sans les mettre sur le gril. Elle ne veut pas participer à l'entretien : c'est son livre à lui, il est le peintre, elle le modèle ; c'est lui qu'on est venu voir, dit-elle, pas le sujet du tableau à qui le tableau suffit bien et dans lequel elle ne se reconnaît pas tout à fait, même s'il dit la vérité, sa vérité à lui. Une subjectivité reste une subjectivité.
Celle de Gérard Horst (son vrai nom) est pleinement assumée sous le nom d'auteur d'André Gorz. Quand il a écrit ce texte, au printemps 2006, il n'était pas sûr de le publier, par discrétion à son égard, et puis il se demandait qui il pourrait intéresser. Michel Delorme, son éditeur chez Galilée, n'a pas hésité : il fallait que ce livre paraisse, car c'en est un, à tous les sens du mot, un livre beau, un livre nécessaire, un livre qui délivre. De quoi ? Gorz n'en est pas sûr mais écoute ce qu'on lui en dit : il délivre de la crainte d'exprimer à la première personne des sentiments pour les comprendre en philosophe existentialiste.
"J'avais déjà employé le "tu" dans Le Traître, en m'adressant à moi, pour m'objectiver, me voir tel que je pouvais apparaître à autrui, me décrire dans mes manies, dans cette fuite devant l'existence qui m'avait amené à la pensée théorique et m'y enfermait comme dans une bulle. Le Traître était un travail de libération, mais je n'y donnais aucune place à l'amour, et même je le trahissais. Mais, après avoir pris la mesure de ma position existentielle - singulière comme celle de chacun -, j'ai pu porter ma pensée sur le monde social et y décrypter l'aliénation des producteurs à leur propre produit. Dans cette lettre à Dorine, le "tu" me sert à prendre une vue vraie sur ma vie avec elle. Dans Le Vieillissement déjà, à 38 ans, j'avais compris que, vieillir c'est accepter ce fait d'expérience : on ne fait jamais ce qu'on veut et on ne veut jamais ce qu'on fait. De sorte que chacun est hétéronome. Et pourtant, on fait ce que l'on juge devoir faire parce qu'on se sent et donc se rend capable de le faire. Ainsi s'étend, si peu que ce soit, notre sphère d'autonomie. Il faut donc accepter d'être fini, d'être ici et pas ailleurs, de faire ça et pas autre chose, d'avoir cette vie seulement. LeSocrate de Valéry le disait justement : "Je suis né plusieurs, et je suis mort, un seul. L'enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et meurt." Vivre avec Dorine, l'aimer et aimer notre vie ensemble m'a appris cela, mais je ne le disais pas, car je ne comprenais pas encore combien j'avais besoin d'elle pour écrire, plus qu'elle n'avait besoin de moi pour vivre."
ECOUTER SANS JUGER
Quand on a connu Gorz et Dorine dans les années 1970, rencontré chez eux Ivan Illich, Herbert Marcuse, Rossana Rossanda, William Klein, et des intellectuels plus jeunes et actifs dans le mouvement social comme Marc Kravetz, Tiennot Grumbach, on se souvient de leur façon absolument non mondaine de recevoir des gens qui avaient quelque chose à apprendre les uns des autres et de leur présence discrète à eux, de sa façon à lui de vous interroger sans ambages sur l'essentiel, de sa façon à elle de vous écouter sans juger quand vous aviez des difficultés personnelles. Le monde extérieur existait très fort chez eux, à Paris. Aujourd'hui leur viennent encore, plus espacées, des visites de jeunes gens que le travail de Gorz inspire dans leur action, syndicale, politique, sociale. Des universitaires aussi qui travaillent sur son oeuvre. Ainsi le monde ne vient-il pas à eux dans leur campagne seulement par les publications qu'il lit assidûment et discute avec elle pour écrire dans des revues comme Multitudes ou EcoRev. Il y publie des articles toujours très clairs, ardus seulement parce qu'ils expriment une pensée radicalement différente de celle qui règne sur l'économie politique.
Votera-t-il pour la présidentielle ? "Probablement, mais sans croire au discours des candidats qui promettent le plein emploi et l'emploi à vie. Tous mentent sur cette question et le pire est que tous le savent. L'avenir ne se joue pas au niveau de la politique d'Etat, il se construit en réalité dans les petites collectivités, au niveau communal, par des comportements sociaux qui rompent avec la logique du profit financier. C'est là que les luttes ont un sens." Sur ce sujet, il peut parler des heures, animé d'une conviction entière. Sa critique radicale du capitalisme n'a pas désarmé. Ses livres la développent de façon de plus en plus fine, acérée. Mais on n'est pas venu pour parler de théorie, il le sait. On a une question sur les lèvres, une fois la Lettre à D. refermée sur ces mots : "Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la vivre ensemble." Un exit commun à la façon d'Arthur Koestler et de sa femme Cynthia ? "Nous avons parlé de ce suicide à deux quand nous l'avons appris. Mais c'était leur histoire, presque leur combat. Je n'y pense pas et elle non plus. Dorine et moi vivons dans l'infini de l'instant en sachant qu'il est fini et c'est très bien ainsi. Pour nous, le présent suffit."
On sourit à leur chance, elle n'est pas donnée à tous ; eux se la sont donnée ; ils l'ont construite. A quel prix ? Elle seule pourrait le dire. Mais rien dans son regard ne trahit le sacrifice, "si démoralisant pour la personne à qui l'on se sacrifie", disait Oscar Wilde. Un beau couple sans enfant mais avec oeuvre, ses livres, et en tout cas celui-ci, qui restera.
Michel Contat (Le Monde du 27 octobre 2006)