27.6.08

Entretien posthume avec un dandy magnifique


Albert Cossery par Sophie Daret

« Pourquoi continuer à écrire, j’ai tout dit dans mes livres, à quoi ça sert de se répéter, il n’y a pas assez d’adjectifs pour décrire l’humanité. » En 1999, avec la publication de son dernier livres Les couleurs de l’infamie, Albert Cossery écrivain-culte égyptien et francophone mettait un point final à son œuvre. Ce jeune homme de 95 ans, dandy et solitaire, amoureux des femmes, est mort au pied de son lit à l'hôtel La Louisiane où il vivait depuis 1945 et où rien ne venait troubler son sommeil jusqu’à midi. Si l’auteur des Hommes oubliés de Dieu n’a écrit que huit livres en une vie, c’est, comme il le disait lui-même, qu’il avait passé cette vie là à s’amuser. On ne lui reprochera pas cette vie comme une fête permanente et cette œuvre littéraire peu prolixe, car l’essentiel a été dit et merveilleusement écrit. En hommage, un entretien réalisé avant qu’un cancer du larynx le privant de ses cordes vocales ne condamne cet immense écrivain au silence.

Pourriez-vous me parler de votre enfance ?

Albert Cossery : Enfant, au Caire, je suis allé d’abord dans une école française, ensuite au lycée français, mais j’avais des grands frères qui étaient chez les pères jésuites et qui étaient des intellectuels. Je n’ai jamais lu un livre d’enfants, mais j’ai lu Dostoïevski, Stendhal, enfin tous les classiques, à l’âge de 10 ans, parce que les livres étaient là, à ma portée, j’ai eu cette chance. Tandis qu’aujourd’hui on regarde Dorothée à cet âge là. Vous voyez la différence.
C’est comme ça que je suis devenu écrivain. Je n’ai pas décidé un jour d’être écrivain, j’écrivais des nouvelles dès l’âge de 10 ans, d’après les films que je voyais.

Vos parents étaient-ils Egyptiens ?

A.C. : Oui. Je suis Egyptien, ma famille est en Egypte. Je ne suis pas venu en France pour trouver du travail, ni un passeport. Je suis venu à Paris en 1945, j’ai pris le premier bateau et je suis arrivé le 6 octobre 1945.

Mais quand vous êtes venu à Paris pour la première fois, à 17 ans, c’était pour continuer vos études ?

A.C. : Oui, mais je n’ai rien étudié, vous n’avez pas besoin d’étudier pour écrire.

Vous vous trouviez dans la situation de Teymour, le héros de votre livre, Un complot de saltimbanques

A.C. : Oui ; je n’invente rien.

A 27 ans, en 1940, vous publiez au Caire votre premier livre, un recueil de nouvelles : Les hommes oubliés de Dieu.A.C. : Oui, mais c’était écrit bien avant, j’avais écrit ces nouvelles à l’âge de 18, 20 ans.

Pour cette publication, vous avez cherché un éditeur ?

A.C. : Non, je n’ai jamais cherché un éditeur. Ce ne sont pas les éditeurs qui manquent, ce sont les textes. Vous savez, j’ai été imprimé chez différents éditeurs, qui ne gagnent pas un sou avec moi ; allez savoir pourquoi, c’est assez drôle. Ce premier livre est paru en français, en anglais, et en arabe ; c’est pourquoi il a été tout de suite réédité en Amérique à la fin de la guerre.

Grâce à Henry Miller ?

A.C. : C’est Lawrence Durrel qui a envoyé le livre à Henry Miller en Amérique.

Quand on voit la situation actuelle [procès public d’homosexuels] en Egypte, actuellement, ce recueil de nouvelles n’était-il pas déjà corrosif voire subversif pour l’époque ?

A.C. : Si. Au début, certaines de ces nouvelles sont parues dans une revue littéraire, et le censeur ne se rendait pas compte qu’une nouvelle pouvait être subversive ; quand il s’est rendu compte de ce que c’était, ça a été censuré.

Et maintenant ?

A.C. : Non, puisqu’il y a eu un film qui a obtenu beaucoup de succès d’ailleurs, réalisé par une femme cinéaste égyptienne, d’après mon livre Mendiants et orgueilleux.

Votre langue d’écriture ?

A.C. : C’est le français malheureusement, étant donné que je voulais écrire et que j’écrivais en français. Mais, vous savez je suis un écrivain égyptien qui écrit en français. Il y a des tas d’écrivains indiens qui écrivent en anglais, Monsieur Conrad est polonais et il écrit en anglais.

Quels rapports aviez-vous à l’époque avec les écrivains et les intellectuels égyptiens ?

A.C. : On était une dizaine peut-être ; le Caire avait 2 millions d’habitants, maintenant il y en a 16 millions [dont la moitié de pauvres]. Donc, ce n’était pas la même chose, vous pouviez rencontrer les gens facilement. Maintenant, il y a des endroits que je ne connais pas, ce sont des villes nouvelles qui ont pris sur le désert.

Quelle ambiance régnait-il au Caire dans ces années-là ?

A.C. : C’était le paradis terrestre. C’est toujours le paradis terrestre, parce que, au Caire même avec 16 millions d’habitants, les gens rigolent. Vous savez l’Egypte a le peuple le plus spirituel de la terre : ils se foutent de tout. Il y a toujours trois, quatre blagues qui sortent par jour. Beaucoup de mes amis français sont encore en Egypte parce qu’ils s’amusent. Le Caire est une capitale extraordinaire et terrifiante

Comment s’est passé la réédition de vos livres ?


A.C. : Vous croyez que moi, qui me lève à midi, j’ai le temps de téléphoner à qui que ce soit pour demander quelque chose. Mes livres sont traduits dans toute l’Europe parce qu’on m’a téléphoné, parce qu’on m’a écrit.

Le sexe tient une place importante dans vos récits.

A.C. : Je ne crois pas aux histoires d’amour. La tendresse, oui. Les gens ont besoin d’histoires d’amour au cinéma ou à travers des romans. Comment peut-on croire que ça va durer toute une vie ? Un homme croit avoir séduit une femme, quelle prétention, ça aurait pu être un autre homme que lui, c’est juste une question de circonstances. La parole est une arme de séduction très efficace, le physique n’a rien à voir, un bossu a lui aussi toutes ses chances. Vous savez, dans ma vie, j’ai fait l’amour au moins avec trois mille femmes ; heureusement qu’il n’y avait pas cette maladie, sinon je serais mort. C’étaient des jeunes filles, c’est elles que j’aime, elles ne pensent pas à l’avenir et elles n’ont pas rencontré encore beaucoup de crétins.

Dans la plupart de vos livres, la prise de conscience est importante. Ainsi le policier Nour El Dime, à la fin de Mendiants et orgueilleux, donne sa démission et décide de vivre en mendiant.

A.C. : Hé oui, parce qu’il voit que les autres qu’il poursuit sont heureux de vivre et que lui a des problèmes, comme la plupart des gens qui travaillent et qui ont des problèmes tandis que les marginaux n’ont aucun problème. Mais vous savez, tout ça est écrit en toutes lettres. La vie de quelqu’un n’a aucun intérêt, surtout la mienne, parce que je suis dans mes livres. A chaque ligne, on voit très bien ce que je pense, c’est pourquoi d’ailleurs je n’écris pas un livre chaque année. Il n’y a pas une phrase qui ne signifie pas quelque chose. Les personnages disent ce que j’ai envie de dire. Je me fous de la célébrité et devant qui être célèbre ? Tout est dans mes livres. Je n’invente rien.

Comment travaillez-vous ?

A.C. : En marchant. J’adore marcher. Je regarde la télé ; quand mes amis me le reprochent, je leur dis : c’est pour m’indigner devant toute cette connerie.


Propos recueillis par Jean-Luc Bitton


"On l'a retrouvé mort, couché par terre dans sa petite chambre d'étudiant de l'Hôtel de la Louisiane, qu'il occupait depuis plus d'une cinquantaine d'années. Dans un sursaut de pudeur ou d'orgueil, deux mots qui le caractérisent, il avait pris le temps, avant de s'éteindre, de revêtir d'une couverture son corps amaigri. Comme s'il avait voulu se rendre présentable à ceux qui le découvriraient. (...)"
(Georges Moustaki dans le Monde du vendredi 27 juin 2008)