1.6.08

Vendez tout! (3)




Enquête sur le mystérieux acheteur du "Manifeste du surréalisme"

Qui est donc Gérard Lhéritier, l'acquéreur du Manifeste du surréalisme, d'André Breton, et de huit autres trésors du chef de file du mouvement surréaliste, pour la somme de 3,6 millions d'euros ? Une semaine après la spectaculaire vente chez Sotheby's, à Paris, le 21 mai, la question "tracasse" encore Marcel Fleiss, de la galerie parisienne 1900-2000. Grand connaisseur de l'oeuvre de Breton, le galeriste était aussi étonné que les autres experts en découvrant le nom de l'enchérisseur qui a emporté la mise, au terme d'une bataille acharnée.


Gérard Lhéritier, quinquagénaire rond et affable, n'est ni un passionné de l'écriture automatique, ni un habitué des cercles institutionnels. Mais un collectionneur et homme d'affaires aussi discret qu'efficace. Ancien cadre dans l'assurance, il a commencé par s'intéresser aux timbres, puis aux lettres autographes. Il dirige aujourd'hui la société Aristophil, spécialisée dans l'expertise, l'achat et la vente de manuscrits et de lettres, et forte d'un chiffre d'affaires de 42 millions d'euros en 2007 ; il a fondé en 2004 le Musée des lettres et manuscrits à Paris, sans aide publique, chose rarissime en France.

Depuis le 28 mai, les écrits d'André Breton trônent dans l'établissement privé situé rue de Nesle, à Saint-Germain-des-Prés, sous une imposante vitrine pyramidale. D'un côté, le Manifeste de 21 pages, seul manuscrit complet connu à ce jour ; de l'autre, celui de Poisson soluble et ses cahiers préparatoires. "Le dernier record concernant un manuscrit remonte à 2001 avec Voyage au bout de la nuit, de Céline, adjugé pour l'équivalent de 2 millions d'euros", rappelle Thomas Bompard, de Sotheby's.


RETOUR SUR INVESTISSEMENT


Gérard Lhéritier préparait le terrain "depuis trois mois". "On a mobilisé des investisseurs et des entreprises pour être prêts le moment venu, explique-t-il, tout en refusant de livrer le nom de ses partenaires. J'étais persuadé qu'une institution allait le préempter. Quand on a passé la barre de 2,5 millions d'euros, on a repris espoir." La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, qui conserve entre autres le fonds Breton, avait préempté le Manifeste dans la limite de 740 000 euros. "Ces manuscrits sont évidemment à la disposition de toutes les institutions", souligne M. Lhéritier.

Personne ne sait vraiment comment sa petite entreprise fonctionne. "Une chose est sûre, il est devenu l'un des plus gros acheteurs et a fait monter les prix. Il fait vivre le milieu", souligne Jacques Benelli, expert en livres anciens près la cour d'appel de Paris. Il s'interroge toutefois : "Quelqu'un qui engage de telles sommes attend un retour sur investissement. Qui nous garantit que le musée ne sera pas vendu un jour ?"

Drôle de lieu que ce musée. Installé dans un bâtiment du XVIIe siècle, il présente, sur une surface assez restreinte, quelque 400 lettres et manuscrits, dont certains sont prestigieux. L'on trouve ainsi un document classé "Trésor national", Cellulairement, de Paul Verlaine, ou encore des pages de calculs d'Albert Einstein. De nombreuses disciplines sont embrassées, au risque d'un effet attrape-tout : l'histoire, de Charlemagne au XXe siècle - avec une prédilection pour de Gaulle, "très prisé par les seniors" -, mais aussi les grandes découvertes et les correspondances d'écrivains ou de peintres. Un espace est dédié aux écrits d'une survivante du naufrage du Titanic, Helen Churchill Candee, "dont le récit a inspiré le film de James Cameron", précise M. Lhéritier. De quoi attirer le grand public, espère-t-il.

Car la fréquentation reste très limitée avec 9 586 entrées payantes en 2007 - 16 000 si l'on intègre les groupes scolaires et autres personnes exonérées. Le musée survit grâce aux partenariats financiers. Ainsi, sur 19 000 euros de recettes mensuelles en moyenne, près de la moitié provient de mécènes qui trouvent un intérêt fiscal à investir dans l'art, le reste étant fourni par la billetterie, les ventes de la boutique et les soirées privées. M. Lhéritier a-t-il cherché à obtenir une subvention de l'Etat ? "On a invité plusieurs fois le ministère de la culture, personne n'est jamais venu", raconte-t-il en guise de réponse.

Un musée ? "Ce terme est choquant, c'est une officine à travers laquelle on fait des placements. Comme si la Bibliothèque nationale de France n'existait pas !", s'indigne Jean-Claude Vrain, libraire parisien spécialisé dans les éditions anciennes, et l'un des rares à critiquer ouvertement le personnage. "Je ne connais pas M. Lhéritier. L'important, pour nous, est que le Manifeste de Breton soit conservé en France", indique la directrice générale de la BNF, Jacqueline Sanson. M. Lhéritier annonce qu'il va demander sans délai au ministère de la culture le classement du Manifeste comme "Trésor national". "Cette fois, je suis sûr que j'aurai un retour favorable..."

Clarisse Fabre

Source : Le Monde du 30/05/08