25.1.24

Génies

 


Les éditions Séguier, toujours au top, publient en français les mémoires de Robert McAlmon (1895-1956), poète, écrivain, critique et éditeur américain. Il fut l’une des principales figures des expatriés américains à Paris. Il aide James Joyce à écrire Ulysses et sera le premier éditeur de Hemingway. Ami de Kiki et de Man Ray, il fréquente Rigaut à Montparnasse qu’il évoque dans ses souvenirs "Being Geniuses Together" publiés en 1938. Au début des années 50, il se retire à Desert Hot Springs (Californie) où il meurt en 1956, oublié de tous. On redécouvre aujourd’hui son rôle influent de passeur et son œuvre littéraire remarquable. En 2017, Maud Simonnot lui a consacré un émouvant portrait "La nuit pour adresse", paru chez Gallimard. 

 "Bande de génies » est disponible aujourd’hui dans toutes les (bonnes) librairies.  Le livre de 460 pages dispose d’un index au name dropping vertigineux… Rigaut en fait partie. Curieusement dans cette première édition VF, apparaissent des lignes inédites sur Rigaut que je n’avais pas trouvées dans le livre que j’avais à ma disposition qui était la deuxième édition américaine de ces mémoires parue en 1984. Les éditions Séguier ont travaillé avec la première édition parue en 1938 dont ils ont pourtant retranché certains passages, ce qui signifie que l’édition de 1938 était plus complète que celle de 1984 qui mentionnait bizarrement des ajouts au texte original. Encore une énigme à résoudre. 

Voici les passages inédits sur Rigaut qui sont formidables : «  Lorsque j’appris le suicide de  Jacques Rigaut, j’eus l’impression que ce qui était arrivé était parfaitement naturel. Il avait écrit quelques fragments de textes et était d’une certaine manière allié aux dadaïstes ou aux surréalistes, mais il s’en fichait. C’était un parfait dandy, un dilettante, un mondain, mais il était intelligent et, comme Drieu la Rochelle l’a écrit, c’était une valise vide. Il avait du charme, mais charriait une tristesse et un désespoir effrénés. Je fis un jour avec lui le trajet de Paris à Rouen en voiture, et il conduisait comme s’il cherchait à finir en bouillie. Il voulait avoir des histoires d’amour avec des femmes élégantes, belles, d’un certain renom ou bien célèbres qui avaient une carrière, un passé. Hormis, cela la vie n’avait pas l’air de l’intéresser. Du fait de quelque affinité, lui et moi nous nous entendions très bien et je l’appréciais beaucoup, de même que lui m’appréciait. Mais il ne manquait pas de me déconcerter. Il prenait rendez-vous pour le déjeuner ou le dîner en m’expliquant qu’il avait quelque chose à m’annoncer, et quand il me disait la chose en question, cela avait trait au passé, et ni lui ni moi ne pouvions plus rien y faire. Plusieurs années avant que je fasse sa connaissance, il était sorti un soir avec un ami très riche, auquel il avait subtilisé deux mille francs. Le vol n’avait pas échappé à l’ami, mais celui-ci n’avait rien dit ; puis, plusieurs années plus tard, le père de Rigaut entendit parler du larçin et remboursa l’argent. Rigaut était censé partir pour l’Amérique et entamer une nouvelle vie. Il ne voulait pas y aller et, en me quittant ce jour-là, il me dit : « Ne me méprise pas, quoi qu’on te dise que j’ai fait, d’accord ? » Mais, si je croyais son ton, ce n’était pas si important que cela pour lui. En tout cas, ce ne le fut absolument pas pour moi. Je l’appréciais, je me moquais bien de sa morale, ou de son comportement, parce que mon affection pour lui était totalement informelle. Il s’était marié, mais ça n’avait pas duré. Il fumait de l’opium ou le prenait en confiture, tout en déclarant que cela ne lui procurait pas beaucoup de sensations. Une nuit, après avoir fait un tour en ville avec quelques amis, il rentra au sanatorium où il séjournait pour soigner sa dépendance à l’opium. Là, il s’assit confortablement sur une chaise longue, en s’étendant sur quelques coussins, et se tira une balle dans le cœur. Ce fut une mort facile. Quand d’autres de ses amis se lamentèrent sur son suicide, je ne pus les imiter. Impossible pour lui d’affronter la vieillesse, la pauvreté, le fait de ne plus être un dandy et, pour l’homme à femmes qu’il était, de devenir de moins en moins désirable. Il était tout simplement dépourvu de ces impulsions à vivre ou à agir qui animent certaines personnes. Souvent, je me demande si ce ne sont pas les gens de ce genre  qui sont vulnérables à la drogue, car parmi ceux que j’ai connus et qui en ont consommé et souvent pendant assez longtemps, seuls quelques-uns  restent véritablement dépendants ou en gardent une envie irréfrénable. Lui n’avait pas cet irrépressible désir d’opium, du moins c’est ce qu’il prétendait; il voulait  seulement ne pas à avoir à affronter la réalité morose de l’ordinaire. »